Les éditions illustrées des contes
de Guy de Maupassant : procédés photomécaniques et stratégies éditoriales

- Torahiko Terada
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Fig. 5. P.-E. Mesplès, « La Chambre 11 », 1886

Fig. 6. P.-E. Mesplès, frontispice, 1886

Le frontispice du livre en est lui aussi un parfait exemple. Il montre un meurtre horrible : un homme se fait mordre au cou par un chien, lâché par un vieil homme. L’illustration représente en fait le dénouement d’« Une vendetta », la dixième nouvelle des Contes du jour et de la nuit, qui raconte l’histoire d’une vieille femme, la veuve Saverini, qui venge son fils Antoine, tué d’un coup de couteau par Nicolas Ravolati. La mère qui vit à Bonifacio, âgée et trop faible pour attaquer d’elle-même le coupable, confectionne un mannequin de paille et lui attache un boudin noir autour du cou. Elle lâche sa chienne, Sémillante, qu’elle a affamée pendant plusieurs jours : l’homme de paille est mordu à la gorge et déchiqueté. Après avoir ainsi conditionné l’animal, la veuve part, déguisée en homme, sur la côte de Sardaigne où elle réussit à sa vengeance contre Nicolas Ravolati : « Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu’elle arrachait par lambeaux » [15]. Cette scène de meurtre, placée en frontispice, n’a aucun rapport avec « Le Crime au père Boniface », le premier conte du livre, et les lecteurs doivent attendre la fin du dixième conte pour comprendre à quel épisode ce dessin correspond. Toutefois, elle résume admirablement la logique éditoriale du livre : la succession de scènes d’horreur illustrant des faits divers [16].

Quant à Toine, un recueil de nouvelles de Maupassant édité chez Marpon et Flammarion, il reprend une autre caractéristique des journaux à sensation : l’érotisme. Dessinées par Paul-Eugène Mesplès (1849-1924), connu comme peintre-lithographe et illustrateur-caricaturiste, plusieurs illustrations parmi les trente-quatre vignettes du volume n’hésitent pas à montrer la nudité féminine. Analysons par exemple la vignette liminaire de « La Chambre 11 », le onzième conte du livre (fig. 5). Une femme affolée et terrifiée, désigne l’entrée d’une chambre d’hôtel par laquelle on entrevoit le corps inerte d’un homme. L’image suggère, certes, qu’un événement extraordinaire s’est passé, mais c’est surtout le corps de la femme – à moitié nue, la gorge presque dévoilée –, qui est mis au premier plan. Dans l’histoire, Madame Amandon, qui choisit toujours la même chambre d’hôtel – la chambre 11 – pour ses aventures amoureuses, se retrouve avec le cadavre d’un homme mort subitement dans cet hôtel. Croyant qu’il s’agit de son amant endormi, elle le saisit dans ses bras et l’embrasse fougueusement pour le réveiller. La vignette ne représente pas cette scène morbide. A la place, c’est Madame Amandon en chemise qui est montrée aux lecteurs. Le dessin fournit par ailleurs la réponse à la question posée au début du conte : la raison du déplacement de Monsieur Amandon. C’est ce scandale qui l’a provoqué.

Dans Toine, la nudité féminine est partout. Outre la vignette liminaire pour « L’Armoire » et celle pour « Le Moyen de Roger » qui montrent une femme légèrement vêtue, le frontispice du livre représente une femme complètement nue (fig. 6). Eclatant, son corps se dresse devant un homme effaré ; c’est l’hallucination d’un fou, racontée dans « La Chevelure », le huitième conte du livre. Publiée d’abord dans le Gil Blas du 13 mai 1884, cette histoire fantastique relate une conversation entre un médecin et un narrateur qui lit le cahier d’un malade enfermé dans un asile. L’aliéné raconte avoir vu le revenant d’une femme dotée d’une belle chevelure, et être tombé amoureux d’elle. Ce drame psychologique ne se résume pas au simple érotisme de la nudité féminine, mais cette image sensationnelle en frontispice détermine le caractère du livre tout entier.

Un ensemble de dessins originaux de Mesplès est conservé dans un album de gravures du fonds Flammarion de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). On y trouve notamment 11 vignettes dessinées sur papier Bristol : celles de «  Toine », « Rencontre », « Le Protecteur », « Bombard », « La Chevelure », « Le Père Mongilet », « L’Armoire », « La Chambre 11 », « Nos Anglais », « Le Moyen de Roger » et « La Confession » [17]. Nous remarquons quelques esquisses tracées au crayon sur les vignettes, et des indications pour la reproduction photomécanique. Nous constatons également quelques corrections avec du blanc ; c’est surtout le cas de « Nos Anglais ». Les traits au crayon et les corrections disparurent lors de la prise photographique, et les illustrations imprimées correspondent aux dessins finis de Mesplès.

Ces dessins originaux confirment l’usage du procédé photomécanique dans la reproduction d’images. Dépourvues d’élégance, les illustrations ne sont pas vraiment décoratives. Par ailleurs, parfois, elles se montrent contradictoires par rapport au texte et n’assument même pas le rôle d’illustrations à proprement parler. Elles réussissent toutefois à attirer l’attention des lecteurs. Elles ont été « fabriquées » selon une logique de marketing pour faire vendre des «  produits ». Pari réussi, en dépit du mépris de l’auteur lui-même, puisque ces deux éditions populaires connurent un succès commercial.

 

La stratégie commerciale de la Société des Bibliophiles Contemporains

 

Un autre livre illustré de Maupassant, destiné non aux couches populaires mais aux amateurs de livres, eut recours lui aussi aux procédés photomécaniques : Contes choisis de Guy de Maupassant. Les dix fascicules des Contes choisis de Guy de Maupassant, parus en 1891-1892, furent préparés par les soins de la Société des Bibliophiles Contemporains. Tirée au nombre des sociétaires, cette publication, qui comprend dix contes, est digne de figurer dans la bibliothèque d’un bibliophile autant par sa qualité esthétique que par sa rareté. Néanmoins, nous sommes surpris de constater la présence de planches reproduites par des procédés photomécaniques, souvent écartés des éditions de luxe au profit de vraies gravures.

Récapitulons les procédés de ces dix contes, dans l’ordre où ils figurent dans l’exemplaire de la collection de Maurice Audéoud (1864-1907) [18].

1. « Le Loup » : entièrement illustré et gravé, y compris le texte, à l’eau-forte relevée d’aquatinte par Evert Van Muyden (1853-1922).
2. « Hautot, père et fils » : illustrations de Georges Jeanniot (1848-1934). Les compositions héliogravées en creux ont été retouchées à l’eau-forte et au burin par Henri Manesse (1854-1913 ?) et tirées en taille-douce polychrome.
3. « Allouma » : illustré par des eaux-fortes de Paul Avril (1849-1928).
4. « Mouche », illustré par Ferdinand Gueldry (1858-1945). Les dessins gravés sur cuivre et le texte buriné ont été tirés en taille-douce.
5. « La Maison Tellier » : entièrement illustré de dessins au trait, aquarellés par Pierre Vidal (1849-1913 ?). Gravures en relief et héliogravures en taille-douce avec coloriage.
6. « Un soir » : entièrement illustré par Georges Scott (1873-1943) dont les dessins ont été gravés sur bois.
7. « Le Champ d’oliviers :» : illustré par Paul Gervais (1859-1944) dont les tableaux à l’huile ont été reproduits en héliogravure et tirés en taille-douce.
8. « Mademoiselle Fifi » : illustré par Auguste Gérardin (1849-1933) et Charles Morel (1861-1908) dont les dessins dans le texte ont été gravés sur bois. Planches hors texte gravées sur cuivre.
9. « L’Epave » : sans illustration au moment de la livraison. Six lithographies d’Alexandre Lunois (1863-1916) ajoutées ultérieurement.

10. « Une Partie de campagne » : sans illustration au moment de la livraison. Une eau-forte de d’Henri Boutet (1851-1919) fut distribuée après la livraison.

Les contes illustrés à l’aide de la photogravure, qui est un procédé photomécanique, sont « Hautot, père et fils », « La Maison Tellier » et « Le Champ d’oliviers ». Cependant, le tirage en taille-douce est un procédé difficile et onéreux pour une reproduction d’aquarelles, par exemple. Remarquons également que plusieurs techniques ont été utilisées pour « Hautot, père et fils » afin d’obtenir la finesse du burin et de l’eau-forte.

D’Eylac, dans l’article mentionné plus haut, reconnaît la qualité esthétique et technique du « Champ d’oliviers » et de « La Maison Tellier » : celle-ci, écrit-il, « est un morceau étonnant » [19]. Il ne peut toutefois s’empêcher de soupirer devant le « défaut » des Contes :

 

Seulement, ce qui manque au livre de la Société des Bibliophiles Contemporains, c’est d’être… un livre. Non seulement les fascicules sont paginés séparément, comme je l’ai dit, mais les uns sont imprimés en caractère Didot, les autres en italiques, d’autres sont gravés… Mêmes contrastes pour les gravures : ici les dessins ont été gravés sur bois ; là, ils ont été gravés à l’eau-forte relevée d’aquatinte ; plus loin, ils ont été héliogravés, etc., etc.  On dirait une sorte de catalogue, ou d’album industriel, ayant pour but de mettre sous les yeux du public tous les procédés connus d’impression et de gravure [20].

 

Le manque d’harmonie était inévitable dans cet ouvrage, qui réunissait dix fascicules imprimés à l’aide de différentes techniques. Mais ce caractère hétéroclite était justement ce que recherchait le Président de la Société des Bibliophiles Contemporains.

 

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[15] G. de Maupassant, « Une vendetta », dans Contes du jour et de la nuit, ibid., p. 183.
[16] Justement, d’ailleurs, « Le Crime au père Boniface » relate l’histoire d’un facteur, Boniface, qui lit dans le journal un article relatant un fait divers : la tuerie d’une famille.
[17] La Librairie Flammarion fut fondée en 1875 sous le nom de Librairie Marpon et Flammarion. Ernest Flammarion qui n’avait alors que deux mille francs d’économies en poche réussit à s’associer à Charles Marpon, libraire de la Galerie de l’Odéon. Après notamment le succès de l’édition illustrée de L’Assommoir d’Emile Zola, la librairie multiplia la publication de livres illustrés destinés autant aux enfants qu’aux adultes. Dans le fonds Flammarion de l’IMEC, légué par les héritiers de la famille Flammarion, nous trouvons aujourd’hui, sous la cote « Iconographie : G2.16 et G2.17 », un album de gravures – « album de dessins » serait plus juste – sur lequel sont collés trois cent soixante-neuf dessins. La plupart d’entre eux sont des dessins originaux à la plume, les autres sont tirés sur papier à l’aide de procédés de reproduction photomécanique. Nous avons identifié trois cent quarante-trois dessins, soit 93 % des dessins conservés.
[18] L’ordre des dix fascicules dans l’exemplaire relié de la collection de Maurice Audéoud (cote Bnf : Z Audeoud 333) est différent de celui d’un autre exemplaire conservé sous la cote mY2-27. Les deux livres se trouvent dans la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, mais sur Gallica seul le second est numérisé et accessible au public. Pourtant, plusieurs planches manquent à cet exemplaire, notamment six lithographies d’Alexandre Lunois et une eau-forte d’Henri Boutet, tirées pour illustrer respectivement L’Epave et Une partie de campagne, initialement livrés sans illustration.
[19] D’Eylac, « Guy de Maupassant », op. cit., p. 101.
[20] Ibid.