Illustrer la lune. Un exemple de divulgation
d’un corpus d’images scientifiques dans
la presse de vulgarisation (XIXe siècle)

- Laurence Guignard
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Fig. 6. « Aspect de la pleine lune », 1857

Fig. 7a et b. « Théophilus avant et après le premier
quartier », 1857

Fig. 9. « Petavius, deux jours après
la pleine lune », 1857

Fig. 11. Ch. Bulard et N. E. Sotain,
« Clair de Terre », 1858

Fig. 12. « Eclipse de soleil du 15 mars 1858 », 1858

Quoi qu’il en soit, le résultat est tout à fait original et pionnier. Il s’agit d’une série de sept gravures, toutes singulières, qui décline les procédés les plus novateurs de la représentation lunaire du moment. Dans l’ordre de la publication, la première image est un portrait de pleine lune (fig. 6). Il figure le traditionnel disque lunaire, associé à une échelle en kilomètres habituellement absente des images scientifiques. Cet ajout insère la gravure dans une veine pédagogique de l’image de vulgarisation, qui vise à aider le spectateur à rapporter les vues nouvelles à ce que son expérience lui permet de connaître. Lorsque les dimensions de l’univers se trouvent profondément reconsidérées, comme c’est alors le cas, il importe de rapporter les dimensions du ciel aux représentations courantes [17]. De même, les repères présents sur les côtés permettent-ils d’identifier les cratères mentionnés dans le texte, car le portrait lunaire, à la différence de la carte, est un dessin de type naturaliste dépourvu de toute annotation.

Les images suivantes sont des images de détails – des fragments lunaires – elles aussi tout à fait neuves. En changeant d’échelle, elles permettent une vue topographique de la lune plus proche de l’échelle de perception humaine, mais conservent cependant la verticalité de l’observation astronomique. Ce sont des vues icariennes comparables aux vues terrestres de ballon. On conçoit que cette variation des modes de visualisation, et la comparaison possible des vues terrestres et lunaires, travaille la visualisation de la lune pour rendre possible, à terme, une vue horizontale imaginaire.

Le dossier propose différents types de mise en image. Dans le cas de Théophilus, la représentation des variations des ombres, opposant le lever (fig. 7a) au coucher du soleil (fig. 7b), souligne la vision topographique des cratères : on a ici un plan de masse qui convertit les ombres visibles en des reliefs. L’apport scientifique est important puisque l’œil et la main de Bulard restituent une troisième dimension topographique invisible au télescope. Les cratères deviennent de petites dépressions au fond plat, avec en certains cas un talus au centre, bien éloignées du profil des volcans auxquels ils ont été jusque-là massivement comparés.

Le commentaire de ces images qui font apparaître des régions lunaires évoque le genre, classique en géographie, des chora, des descriptions régionales [18]. On y trouve les grands cratères, Copernicus (fig. 8 ), Theophilus déjà mentionné, Petavius, ce dernier, situé près du limbe, apporte une légère perspective (fig. 9), ainsi qu’une plaine lunaire – mare Nubium (fig. 10 ). Avec ces plans, qui montrent des reliefs différents mais comparables à ceux que l’on trouve sur la Terre, c’est l’hétéronomie lunaire qui s’estompe.

On peut compléter la série par deux images du même auteur, publiées la même année dans Le Panorama des mondes, d’Henri Lecouturier et dans l’Almanach de l’Illustration de 1858. La première figure un clair de Terre (fig. 11), c’est-à-dire une phase terrestre vue de la lune, une proposition dont l’étude du corpus littéraire des voyages lunaires imaginaires a montré qu’elle avait d’abord été pensée avant d’être véritablement mise en image [19]. S’il est difficile d’affirmer la primauté d’un motif fortement divulgué, on peut dire tout au moins que le clair de Terre de Bulard est le plus ancien identifié à ce jour pour l’espace français.

On a beaucoup glosé sur le overview effect que comporte cette image de la Terre vue de la lune, mais la mise en perspective de l’espace qu’elle recèle est également remarquable [20]. L’image montre en effet un premier plan qui représente la surface de la lune, en vue oblique avec ce qui commence à ressembler à un horizon, et au second plan, dans un ciel étoilé, une Terre vue de l’espace, très grande par rapport à la lune. On se trouve ici dans un registre différent du portrait, comme en atteste la présence d’étoiles. Le modèle, ou plutôt la matrice, qui inspire cette image est le dispositif visuel du diorama, très en vogue dans la première moitié du XIXe siècle : un premier plan en trois dimensions placé devant une image verticale peinte [21], dont on retrouve nettement sur l’image les deux éléments. Cette image pionnière produit ainsi deux nouveautés visuelles : une horizontalisation du regard sur la lune, et ce qui commence à ressembler à une Terre vue de l’espace [22].

Dans l’Almanach de l’Illustration, la représentation d’une éclipse lunaire vue de l’espace joue sur de semblables variations de point de vue (fig. 12). On y voit une représentation globulaire des planètes qui forment de petites sphères, image irréelle car, vues de loin, les planètes apparaissent comme des disques et non comme des sphères. En revanche, un nouvel appareil permet d’obtenir de telles vues : le stéréoscope (également représenté par Bulard, fig. 5), adapté la même année à l’astronomie par Warren De La Rue. Là aussi, le nouveau dispositif optique crée une visualisation neuve, qui transforme l’intelligibilité du réel lunaire et marque de son empreinte l’image imprimée d’illustration.

Comme en 1833, au moment de la publication de la table de Cassini, les astronomes professionnels sont attentifs à ces publications de vulgarisation. Un article des CRAS, rédigé par l’astronome et président de l’Académie des sciences Hervé Faye, grand défenseur de l’intérêt scientifique des images astronomiques, vante l’année suivante les mérites du travail de Bulard :

 

On peut dire que les photographies [sic] de M. Bulard reproduisent admirablement l’effet de la lune, non celui que donnent les lunettes astronomiques ordinaires de 2 ou 3 mètres, grossissant de 200 à 300 fois, mais les grandes lunettes armées d’un pouvoir grossissant de 1 200 à 1 500 fois, une vue suffisamment précise pour invalider l’hypothèse des volcans lunaires [23].

 

L’expérience de l’observation astronomique apporte au dessinateur un surcroît de précision, mais le travail exercé de l’artiste lui permet par l’imagination de rapprocher l’œil de la surface lunaire, et surtout d’envisager de nouveaux points de vue. Il apporte des savoirs de type différent de celui des astronomes, capables de rendre compte des apparences, des reliefs et des surfaces, et participe d’une forme de visualisation inscrite, au contact des arts et des sciences, dans l’imagerie naturaliste. Parce qu’elles relèvent d’un contact de savoirs non institué au XIXsiècle, ces images circulent à la marge des cercles professionnels, dans les publications de vulgarisation comme c’est le cas ici.

 

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[17] Le calcul de la circonférence terrestre est réalisé fin XVIIIe siècle, la distance terre-soleil vingt fois plus grande que ce qu’on croyait au milieu du XVIIIe siècle, puis la distance effrayante de la Terre à une étoile (Cygni), calculée par Bessel en 1838 : cent mille milliards de kilomètres.
[18] J.-M. Besse, « Vues de ville et géographie au XVIe siècle : concepts, démarches cognitives, fonctions », dans F. Pousin (dir.), Figures de la ville et construction des savoirs. Architecture, urbanisme, géographie, Paris, CNRS Editions, « Espaces et milieux », 2004, p. 19-30.
[19] F. Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science moderne, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2011.
[20] On désigne ainsi les images de la Terre vue de l’espace. S. Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris, Seuil, « Anthropocène », 2014.
[21] E. Sohier, A. Gillet, J.-F. Staszak, Simulations du monde. Panoramas, parcs à thèmes et autres dispositifs immersifs, Genève, Métis-Press, « Vues d’ensemble », 2019.
[22] Sur le rôle des dispositifs visuels dans l’élaboration de nouvelles formes de visualisations, voir Machines à voir – Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles, Anthologie établie par D. Gleizes et D. Reynaud, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologie », 2017.
[23] « Sur les travaux sélénographiques de M. Bulard, et sur la formation des cirques lunaires », CRAS, 4 janvier 1858. C’est bien le terme « photographie » qui est employé dans le texte.