Illustrer la lune. Un exemple de divulgation
d’un corpus d’images scientifiques dans
la presse de vulgarisation (XIXe siècle)

- Laurence Guignard
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Fig. 3. « Figure de la Lune », 1788

Fig. 4. Jules Verne, De la Terre à
la Lune
, 1882

Fig. 5. Ch. Bulard, « Stéréoscopes », 1858

Elle connaît ainsi une première édition dans les Mémoires de mathématique et de physique tirez des registres de l’Académie royale des Sciences, le 30 juin 1692, qui donnent aux amateurs le moyen de mesurer avec précision le déroulement d’une prochaine éclipse [8]. Redécouverte à la fin du XVIIIe siècle avec les dessins d’observation de Cassini et de Sébastien Leclerc, la carte fait l’objet d’une nouvelle édition simplifiée [9], d’abord en feuillet, puis dans la Connoissance des temps en 1788 (fig. 3) et en 1789 [10]. Le contexte est alors très différent : c’est la question de la vie extraterrestre qui renouvelle l’intérêt pour les questions lunaires et stimule la pratique astronomique amateur.

C’est donc une image qui a déjà une histoire lorsque Le Magasin pittoresque la réédite, au moment, cette fois, où la réalisation de nouvelles cartes allemandes remet la lune à la mode. L’origine académique de l’image explique certainement l’adoubement institutionnel dont elle bénéficie. Les Comptes rendus de l’Académie des sciences (CRAS), qui relaient la politique de vulgarisation prônée par François Arago, directeur de l’Observatoire de Paris, soutiennent ainsi l’initiative : « C’est Le Magasin pittoresque qui a mis cette notice, par extraordinaire, au rang de ses publications ». Les CRAS précisent en outre que

 

M. Babinet [astronome titulaire à l’Observatoire de Paris] annonce l’intention de se servir de cette modeste feuille mensuelle [Le Magasin pittoresque], qui tire à près de 100 000 exemplaires pour faire arriver sous les yeux du public des dessins d’astronomie physique et de météorologie qui sont demeurés, jusqu’ici, enfouis dans les archives des corps savants et dans des recueils peu accessibles aux gens du monde [11].

 

Il s’agit bien de donner à voir à un public éclairé (les « gens du monde ») les nouvelles images du ciel réalisées par l’astronomie moderne. L’illustration joue ainsi le rôle assumé de publicisation des images du monde neuf qui, au cours du XIXe siècle, apparaît progressivement sous les yeux des savants. En 1833 cependant, cette volonté d’illustrer se heurte à un manque crucial d’images astronomiques, tout au moins en France, qui explique le recours à l’ancienne table de Cassini. La simplification de l’image, qui n’a plus que peu de choses à voir avec l’original, et dont le contenu savant est considérablement allégé, en a même transformé la nature : plus qu’une table lunaire celle-ci est devenue une icône popularisée de l’image scientifique de la lune [12] dont elle conserve, symboliquement seulement, les éléments fondamentaux – les toponymes et leurs renvois chiffrés, en réalité peu utilisables, et une forme de cœur barré caractéristique. Une icône que l’on retrouve également, en une plus belle facture sur la page de titre du roman de Jules Verne, De la Terre à la Lune, paru chez Hetzel en 1865 (fig. 4), puis à la page trente-deux du livre, sous le titre « Vue de la lune ». L’ouvrage signe alors le succès populaire d’une image scientifique à demi ratée.

 

Un programme iconographique pionnier dans L’Illustration. Journal universel (1857)

 

Vingt-cinq ans après la parution de la table de Cassini, en avril 1857, l’illustration lunaire franchit une seconde étape. C’est le périodique L’Illustration, créé en 1843, puis le Panorama des mondes de Lecouturier (1858) [13], qui publient un ensemble de gravures pionnières réalisées par un astronome dessinateur, Charles Bulard. Celles-ci rendent compte, concernant la lune, de l’émergence d’une astrophysique d’avant-garde, encore non structurée institutionnellement, qui se traduit par la multiplication d’images des astres [14]. Dans les années 1840, seuls des dessinateurs dont l’expérience astronomique s’est le plus souvent forgée dans le monde amateur, peuvent répondre à la nouvelle demande d’images, avant que l’astrophotographie et le gélatino-bromure d’argent puissent fournir les moyens techniques d’une imagerie véritablement scientifique, c’est-à-dire seulement dans les années 1880.

Le statut de l’auteur des gravures de 1857, tout autant que le support de la publication, sont emblématiques de cette situation transitoire de l’imagerie astronomique. C’est en effet par le dessin que Bulard, comme d’autres producteurs d’images de sa génération, parvient à s’imposer dans les institutions astronomiques professionnelles, sans les diplômes de haut niveau habituellement exigés des astronomes d’Etat (Ecole polytechnique, Ecole normale, a minima doctorat de physique ou de mathématique), à un moment aussi où la Deuxième république favorise probablement une légère, et provisoire, ouverture sociale des institutions savantes.

Ce profil atypique explique la carrière quelque peu heurtée de Bulard, comme c’est le cas d’autres dessinateurs astronomes. Passionné de météorologie et d’astronomie, celui-ci parvient dans les années 1850 à devenir calculateur à l’Observatoire de Paris (1855-1856), puis, en 1858, il est chargé de fonder le nouvel Observatoire national d’Alger dont il devient directeur (1858-1881), car les espaces coloniaux offrent de telles opportunités à qui accepte de quitter la métropole [15].

C’est en 1857, au moment où il a perdu son travail à l’Observatoire, que Bulard publie plusieurs séries d’images astronomiques : d’abord un programme iconographique lunaire qui paraît en trois livraisons de L’Illustration en 1857, et qui accompagne un long article de sélénographie signé du même auteur, ensuite des images astronomiques plus générales dans Le Panorama des Mondes et dans L’Almanach de l’Illustration [16], enfin des gravures non astronomiques pour L’Illustration qui, par ailleurs, confirment son talent d’artiste graveur (fig. 5).

Les images lunaires de Bulard sont probablement les fruits d’observations antérieures, réalisées à l’Observatoire de Paris. Il peut également avoir utilisé les instruments de l’Institut technomatique de l’ingénieur piémontais Porro : un marchand d’instruments situé à Paris, boulevard d’Enfer, à deux pas de l’Observatoire de Paris, qui met ses grands télescopes de démonstration à la disposition des astronomes et photographes amateurs.

 

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[8] Sous le titre « Avertissement touchant l’observation de l’éclipse de lune qui doit arriver la nuit du 28 juillet prochain », p. 111.
[9] « Réduction de la grande carte de la Lune de Jean Dominique Cassini », 1788, Observatoire de Paris, inv. I.969 à I.978.
[10] Avec une erreur d’attribution pour la première édition de 1788. « Carte de Cassini », Connoissance des temps, à l’usage des astronomes et des navigateurs, pour l’année 1789, Paris, 1789, p. 245.
[11] 15 mars 1833.
[12] Publiées dans les CRAS.
[13] H. Lecouturier, Panorama des mondes, astronomie planétaire, dessins astronomiques par M. Ch. Bulard, Paris, Bureau du Musée des sciences, 1858.
[14] Perceptible par exemple dans les envois faits à l’Académie des sciences. On trouve, en particulier, des images des taches solaires, des protubérances solaires ou des nébuleuses en plus des images lunaires.
[15] F. Soulu, Développement de l’Astronomie française en Algérie (1830-1938). Astronomie de province ou astronomie coloniale ?, thèse sous la direction de Guy Boistel soutenue à Université Bretagne Loire le 14 décembre 2016.
[16] Almanach de l’Illustration, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1858.