Illustratrices du sexe.
Gerda Wegener et Mariette Lydis

- Camille Barjou
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 14. G. Wegener, « Réciprocité », 1925

Deux livres transgressifs

 

Les deux livres sont des livres d’artistes qui jouent du dispositif du livre de luxe. Pour Wegener et Lydis, comme pour nombre d’artistes, l’illustration du livre de luxe s’ouvre comme une voie possible d’expression artistique et comme une source de revenus ponctuels. Pour les artistes femmes, il s’agit de s’inscrire en tant qu’illustratrices dans un contexte littéraire et artistique plus large qui reste androcentré. Certaines y parviennent, mais elles ne sont pas nombreuses [15]. Les années 1920 et 1930, souvent décrites comme propices à l’émancipation des femmes, par le travail, les loisirs ou la sexualité, ne sont pas si révolutionnaires notamment dans le domaine artistique. Entre 1900 et 1939, dix pour cent des artistes recensé-e-s sont des femmes, chiffre jamais atteint auparavant mais qui reste faible [16]. L’histoire de l’art, très peu tournée vers les illustrateurs et leur « art mineur », ne s’est jamais intéressée aux illustratrices [17]. Noël Clément-Janin, bibliophile et critique d’art de l’époque, recense en 1929 les illustratrices et note que « depuis quelques années la troupe des illustratrices s’est considérablement accrue » [18]. Il poursuit en remarquant que certains éditeurs pourtant rechignent à publier des illustrations réalisées par des femmes, pour la raison qu’elles ne sauraient valoir celles réalisées par les hommes, et manquent d’originalité :

 

On voit que le peloton est déjà nombreux. Il y a pourtant des éditeurs qui ne se rendent pas. Ils rappellent qu’en art la femme est toujours un reflet, souvent d’ailleurs affiné, et que ce dont l’illustration a besoin, c’est de talents originaux. Mais n’est-ce point prévention ? Ce qui est vrai, c’est que la femme a, moins que l’homme, la faculté de renouvellement, mais, à ce point de vue, combien d’artistes mâles n’œuvrent qu’à la manière de... et seraient dignes d’appartenir au sexe non barbu [19] !

 

Etre illustratrice dans l’entre-deux-guerres est une possible voie artistique, mais les preuves restent, comme toujours, à faire.

Mariette Lydis et Gerda Wegener se positionnent professionnellement au sein du réseau très masculin d’écrivains, d’éditeurs et d’artistes de l’entre-deux-guerres avec pour particularité de se tourner vers l’illustration érotique. Mariette Lydis travaille avec des éditeurs et en particulier avec le Comte Giuseppe Govone, qu’elle épouse en 1934. A l’exception du Livre de Marco Polo qu’elle réalise avec ce dernier pour la société de femmes bibliophiles Les Cent-Unes, ses relations littéraires et éditoriales sont majoritairement nouées avec des hommes. Le discours qui se dégage de la plume de ses contemporains, comme Henry de Montherlant avec qui elle était très amie, est que l’artiste se distingue par son absence de sensiblerie, par son acuité et sa lucidité [20]. Il est sous-entendu que cette sensiblerie est associée aux femmes artistes. Gerda Wegener travaille également pour des éditeurs et pour la presse illustrée dès son arrivée à Paris, domaine dans lequel elle rencontre un certain succès et qui reste très masculin [21]. Comme Lydis, les romans qu’elle illustre ont été écrits par des hommes de toutes les époques, de l’Arétin à La Fontaine en passant par Théophile Gauthier ou Casanova, et sont édités par des hommes comme Briffaut, Piazza ou Duflou. Dans les textes sur Gerda Wegener parus récemment dans un catalogue d’exposition à Arken, Andrea Rygg Karberg et Tobias Raun convoquent les écrits féministes pour éclairer la démarche de Gerda Wegener et les représentations de sa compagne, mais s’intéressent principalement aux peintures [22].

Gerda Wegener et Mariette Lydis n’offrent pas les exemples de femmes soumises à la tutelle maritale [23], mais la tutelle masculine n’est pas absente pour autant sur le plan artistique et professionnel. Ici l’accompagnement littéraire dévolu à deux hommes en témoigne, sorte de laisser-passer destiné au milieu bibliophile. Pourtant Mac Orlan l’écrit lui-même dans sa préface : « les gravures de Lydis se passent de commentaires », Perceau quant à lui n’entend pas les égaler. Alors que les gravures pour Douze sonnets lascifs pour accompagner la suite d’aquarelles des Délassements d’Eros et pour Criminelles montrent des prises de position radicales sur les sujets qu’elles abordent et s’échappent du carcan de la « féminité » [24], les deux écrivains justifient ou réorientent la lecture. Les démarches de Mariette Lydis et Gerda Wegener sont finalement plus subversives que les textes et paratextes qui les accompagnent.

Espaces d’illustrations et d’images, les deux livres sont transgressifs par essence et féministes avant la lettre. Dans les Délassements d’Eros, les femmes se satisfont sexuellement seules et ne sont pas soumises, elles sont sujets de sexualité et non plus objets, même si la poésie de Perceau tente parfois de les y ramener (fig. 14). Dans Criminelles, Mariette Lydis use d’une autre manière de transgresser. Elle dévoile la possibilité de violence et d’ultra-violence des femmes : sadisme, perversion, meurtre et infanticide, geste ultime d’anéantissement symbolique de la femme mère. Douze sonnets lascifs pour accompagner la suite d’aquarelles des Délassements d’Eros et Criminelles se démarquent du reste de la production de livres illustrés érotiques très prolifique à l’époque. Quelle réception les deux artistes attendaient-elles respectivement de leurs ouvrages ? Il est difficile de répondre à cette question, mais on peut avancer quelques idées. Leur statut de femme artiste n’est pas indifférent dans la lecture et la réception de leurs œuvres. Les deux œuvres parlent de femmes mais sont destinées à des hommes, cibles majoritaires du livre de luxe. En effet, la grande majorité des clients et destinataires identifiés, souscripteurs et membres des sociétés de bibliophiles sont des hommes [25]. Il est certain que les artistes avaient conscience du caractère transgressif de leur travail, et du type de public à qui elles le destinaient. Leurs livres et leurs images traitent sans détour et sans jugement de la sexualité féminine et de la criminalité féminine liée à la sexualité. S’emparant de l’illustration comme d’un moyen incisif et personnel de traiter leurs sujets, Gerda Wegener et Mariette Lydis s’adressant aux hommes, ouvrent des mondes où ils sont quasiment absents, ou alors masqués, parfois morts comme les victimes des criminelles.

 

>sommaire
retour<

[15] C. Barjou, Livre de luxe et livre d’artiste en France : Acteurs, réseaux, esthétiques (1919-1939), 2017, Op. cit., pp. 264-289.
[16] C. Gonnard et E. Lebovici recensent 3 000 professionnelles entre 1900 et 1939, dans Femmes artistes, artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007.
[17] En revanche les arts mineurs et décoratifs ont été, au siècle précédent, plus accessibles aux femmes que les arts majeurs.
[18] Clément-Janin cite Louise Hervieu, Marie Laurencin, Hermine David, Alice Halicka, Jeanne Rosoy, Mariette Lydis, Mily Possoz et Mme Marval, dans « Ce que mes yeux ont lu », Plaisir de bibliophile, Paris, Ausans Pareil, tome 5, 1929, p. 63.
[19] Ibid.
[20] H. Montherlant, Mariette Lydis, Op. cit.
[21] Elle collabore notamment à La Baïonnette entre 1917 et 1920 avec des dessins satiriques dirigés contre l’Allemagne. Voir à ce sujet l’article de F. Claustrat : « Gerda Wegener en France – A passionate love affair », dans Gerda Wegener, Op. cit.
[22] Gerda Wegener, op. cit.
[23] Tutelle que dénonce notamment Marie-Jo Bonnet à propos des couples d’artistes dans les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle, dans M.-J. Bonnet, Les Femmes artistes dans les avant-gardes, Odile Jacob, 2006.
[24] R. Parker, G. Pollock, « Stéréotypes fondamentaux : essence féminine et féminité essentielle », art. cit., p. 158.
[25] C. Barjou, Livre de luxe et livre d’artiste en France : Acteurs, réseaux, esthétiques (1919-1939), 2017, op. cit., pp. 132-146.