Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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A ma connaissance, Bomberg n’a pas rencontré Beaumont, mais les deux hommes ont des relations communes, les sculpteurs Jacob Epstein et Henri Gaudier-Brzeska, par exemple, ou encore l’écrivain et critique Herbert Read. Ils évoluent dans un milieu où circulent les idées contemporaines sur l’empathie, l’abstraction et le rythme des formes, et notamment l’importance de la sculpture dans l’émergence des formes, qui influencent la génération moderne de graveurs sur bois. Russian Ballet s’inscrit dans une esthétique de la saisie du mouvement arrêté et bien qu’il repose sur un dispositif très différent d’Impressions of the Russian Ballet, il témoigne d’une volonté semblable d’arrêter le flux temporel et de saisir l’éphémère ou de ressaisir le passé révolu. Ce court ouvrage (non paginé) de quatorze pages contient cinq illustrations et un frontispice situés en regard d’un texte très court en vers libre. Il retrace les impressions d’un spectateur devant une représentation des Ballets russes depuis les premières notes d’une musique « discordante » (« discord ») jusqu’au baisser de rideau qui marque la « fuite de l’illusion » (« the created illusion escapes ») et se conclut en évoquant l’effort mental produit pour en « saisir un fragment » (« captures only a fragment ») afin de créer une « nouvelle illusion » (« new illusion ») [55]. Chaque illustration, carrée ou rectangulaire, est encadrée d’un trait noir qui en renforce l’aspect pictural et marque les pages de sa scansion lapidaire. Car il s’agit bien d’un recueil d’impressions fugitives ordonnées selon la trame chronologique du texte et livrées par un narrateur-spectateur que la musique « fait sursauter » (« startles ») et que les images scéniques éphémères et la musique sollicitent (« insistent snatchings » pouvant se référer aux stimuli qui l’affectent et à des bribes de mélodie musicale). Il est ainsi forcé à se concentrer sur le spectacle et doit abandonner tout raisonnement logique pour se laisser envahir par le rythme (« fluttering white hands beat – / compel. Reason concedes ») et assaillir par « des impressions foisonnantes [qui] se heurtent aux mouvements qui nous entourent » (« Impressions crowding collide with movement round us – »). Seul pronom personnel dans le texte, ce « nous » relève d’une expérience partagée en commun et fait d’autant mieux ressortir l’impersonnalité qui caractérise ces lignes et qui contraste avec le point de vue individuel de Beaumont.

A quel ballet le livret se rapporte-t-il ? La deuxième illustration, carré de lumière se détachant de l’obscurité, peut évoquer la scène d’ouverture de L’Oiseau de feu. A la page suivante, le tempo rythmé par les mains d’un ou plusieurs danseurs (« fluttering white hands beat ») fait aussi penser au battement des ailes de l’oiseau. Mais à la première page, le terme de « discorde » évoque le Sacre du printemps (1913, notamment les Augures printaniers ou la Danse de la terre de la première partie), tout comme les dissonances de la partition de Petrouchka (1913 pour la première à Londres). Par ailleurs, les tons rouge-brun des images sont ceux des costumes des Danses polovtsiennes, le ballet qui clôturait souvent les représentations londoniennes [56]. La stylisation géométrique des corps décomposant le mouvement dans la troisième illustration rappelle les pantins de La Boutique fantasque ou Petrouchka. Ces avatars de la poupée mécanique s’inscrivent dans la lignée retracée par Laurent Guido, depuis les automates du XVIIIe siècle jusqu’à Coppélia (créé en 1870) qui prolonge « l’idée de la fascination provoquée par le spectacle de la poupée mécanique » dont le spectacle envoûtant « électrise » les spectateurs [57]. Plus qu’un ballet précis, donc, l’ensemble évoque davantage l’impression générale recueillie à la suite d’une expérience esthétique vécue lors de différents spectacles.

Contrairement à la mise en page répétitive et structurée de façon classique des livrets de Beaumont, impliquant un spectateur assis face à une scène, Russian Ballet déstabilise le dispositif spectatoriel de la lecture en variant le format des illustrations, en inversant la disposition du texte et de l’image à la troisième double page et en adoptant dans au moins l’une d’entre elles (le frontispice) un point de vue élevé, comme si le spectateur surplombait la scène [58], ce qui est aussi le point de vue de l’illustrateur penché sur la page qui se fait « sol métaphorique » [59]. Or, cette déstabilisation résulte de l’effet produit non seulement par les ballets, mais aussi par celle de la guerre, présente en filigrane dans la deuxième illustration, très proche des études que Bomberg avait réalisées pour Sappers at Work [60]. Car Russian Ballet évoque implicitement un bombardement nocturne, en une image résurgente qui se superposerait à celle du ballet et qui serait liée à la propre expérience de Bomberg dans les tranchées. Nombreuses sont à l’époque les analogies entre guerre, musique et danse depuis les manifestes futuristes de Filippo Tommaso Marinetti [61]. Ainsi, selon Beaumont, les Danses polovtsiennes sont le ballet qui parvient le mieux à restituer l’énergie des exercices militaires et il parle encore du choc provoqué dans le « système nerveux » par le « maelstrom rythmique » du Sacre du printemps [62]. En ce sens, Russian Ballet tient de ce qu’on nomme en anglais afterthought, une pensée après coup, et peut être interprété comme un épilogue à la guerre, dont le choc est comparable, toutes proportions gardées, à l’assaut des sens provoqué dans le domaine esthétique par les Ballets russes. Il s’agirait alors de mettre en scène une réplique sismique qui fait advenir une dernière fois un choc ressenti dans le passé à une époque où Bomberg renie l’énergie guerrière et la fascination du Futurisme et du Vorticisme pour la machine. L’aspect artisanal de Russian Ballet qui est un produit entièrement fait main oppose quant à lui la touche humaine à la déshumanisation technologique de la guerre.

 

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[55] Ces citations et les suivantes sont extraites de D. Bomberg, Russian Ballet, Londres, Hendersons, 1919, n.p.
[56] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet, op. cit., pp. 103-104.
[57] L. Guido, « Vers l’être “électro-humain” », op. cit., pp. 158-159.
[58] R. Cork, David Bomberg, op. cit., p. 125.
[59] Danses tracées. Dessins et notations des chorégraphes, sous la direction de L. Louppe, Marseille et Paris, Musées de Marseille et Dis voir, 1991, p. 29.
[60] Ibid., pp. 120-122. L’illustration est visible en ligne sur le site du MoMA (consulté le 10 août 2020).
[61] Voir S. Jones, Literature, Modernism, and Dance, op. cit., chapitres 6 et 9.
[62] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet, op. cit., pp. 103, 137.