Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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résumé
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L’arrivée de la troupe des Ballets russes à Londres en 1911, deux ans après ses premières représentations à Paris, est un événement artistique majeur. Les tournées suivantes le confirment, notamment celle, mémorable, de 1913 où sont donnés L’Oiseau de feu, Petrouchka et le Sacre du Printemps (respectivement créés à Paris en 1910, 1911 et 1913 sur la musique de Stravinsky). Les relations qu’entretiennent les artistes et Diaghilev sont fécondes et ont été bien documentées. Le présent article s’inscrit dans un projet de recherche qui consiste à définir la fonction de l’illustration dans la réception de la danse à un moment clé de l’histoire des arts de la scène et dans un corpus encore peu exploité [1]. Son propos est centré sur la série Impressions of the Russian Ballet (1918-1922) publiée par Beaumont Press, la maison d’édition de Cyril Beaumont (1891-1976) fondée en 1917 et implantée dans sa librairie du 75 Charing Cross Road à Londres. Une autre publication sera mise en regard, le livre d’artiste Russian Ballet (1919), écrit et illustré par David Bomberg (1890-1957) et publié par Francis Henderson dont la librairie The Bomb Shop se trouvait au 66 de la même rue. Les deux établissements font partie de la constellation de maisons d’éditions et librairies qui jouent un rôle considérable dans la diffusion de la littérature et des arts visuels modernistes [2]. Dès l’après-guerre, la librairie de Cyril Beaumont se trouve au cœur du monde de la danse. Il y constitue un important fonds dédié à l’histoire de la danse et à la scène contemporaine. Libraire, éditeur, typographe et imprimeur amateur, il produit aussi des ouvrages faits main dans la tradition de l’artisanat bibliophilique héritée du mouvement Arts and Crafts et dont la conception est marquée par les restrictions engendrées par la guerre. La librairie d’Henderson, quant à elle, est un centre de diffusion de publications radicales et anarchistes, et se spécialise également dans la littérature russe et moderniste.

Les deux ouvrages dont il est question ici recueillent les impressions des deux jeunes hommes, Cyril Beaumont et David Bomberg, lorsqu’ils assistèrent aux représentations des Ballets russes avant la Première Guerre mondiale. Au lendemain de la guerre, au moment où les deux livrets sont publiés, la troupe de Diaghilev a repris ses tournées mais l’effet de surprise original s’est émoussé [3]. C’est donc le souvenir d’un temps révolu qui est préservé dans ces pages où, comme nous allons le voir, texte et image opèrent dans l’après-coup, nous invitant à analyser le lien entre la réception du spectacle dansé, sa restitution dans le livre illustré et la réception du lecteur. Néanmoins, comme le remarque Benoît Tane, concevoir l’illustration en termes de réception au sens où, selon Hans Robert Jauss, cette dernière résulte de la lecture d’une œuvre est une idée « trompeuse » et concourt à renforcer le préjugé d’une inféodation de l’image au texte. Benoît Tane propose de plutôt voir le lecteur comme un spectateur pour lequel l’illustration participe des « modalités de réception » d’un texte au sein du livre comme « dispositif de communication » [4]. Cette perspective permet en effet de déplacer la question de la fidélité, une orientation suivie par les analyses récentes de l’illustration comme procédé intermédial au sein des phénomènes de traduction et de transposition interculturelle [5]. Reste à savoir comment rendre compte de l’efficacité de l’illustration et du texte dans leur relation à une performance dansée et au corps en mouvement au sein d’ouvrages imprimés produits rétrospectivement. En partant de l’hypothèse que l’illustration de la danse inscrit la question du geste au cœur de la pratique de l’illustrateur, cet article propose d’aborder l’illustration comme une transaction intermédiale reposant sur un exercice de réception et d’empathie [6] kinétique.

 

Le médium empathique

 

Cette approche est motivée par la mutation du livre illustré et du statut de l’illustrateur dans la première moitié du XXe siècle. Selon le constat de Raymond Hesse dans Le Livre d’après guerre, le « temps du dessin fignolé, léché n’est plus. On veut l’impression, la sensation vive, rapide, nette, précise. L’illustration intellectuelle a pris naissance. L’illustrateur ne va plus être le commentateur bénévole du livre ». Fini le temps où « [s]ervile, l’illustrateur suivait le texte comme une ombre » [7]. Mettant l’accent sur l’affirmation du tempérament de l’artiste, Hesse conçoit l’illustration comme un ajout au texte sous forme de transposition originale. Cette évolution est liée aux progrès techniques de la reproduction des images. Depuis les années 1820 prime la trace autographique et individuelle de l’artiste. Selon les tenants de la gravure originale qui recherchent une impression (au sens d’empreinte) directe, cette trace du geste créateur est mise à mal par les nouveaux moyens de reproduction photomécanique qui sont perfectionnés dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. Le tournant du siècle est caractérisé par une intense rivalité médiale car les artistes graphiques, dessinateurs et illustrateurs de presse notamment, voient au contraire dans ces procédés une manière de libérer le trait des contraintes de la gravure de reproduction et de préserver le trait autographique [8].

Or, la promesse du rendu le plus juste, de la transmission la plus fidèle, en un mot le rêve d’un effacement du médium ou son corollaire, le médium comme dispositif d’enregistrement analogique, dépassent le domaine des arts graphiques. Comme l’a montré Robert Brain, les sciences expérimentales, et notamment les expériences menées dans le domaine de la physiologie à la fin du XIXe siècle emploient différentes techniques d’enregistrement graphique des ondes, vibrations et rythmes du corps, ceux de la voix, des muscles ou du pouls, qui contribuent à redéfinir le médium comme dispositif d’échange [9]. L’analogie entre l’énergie déployée lors d’un mouvement et l’intensité de la représentation mentale de ce mouvement, entre la sensation et le dispositif d’enregistrement des données sensorielles et corporelles [10] se décline dans le domaine des sciences comme de l’esthétique et sous-tend notamment la conception du mode vibratoire des arts de la scène et de la spectacularité. Ainsi, le spectateur, dont le corps devient caisse de résonance, vibre à l’unisson en vertu d’un transfert empathique [11].

 

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sommaire

[1] Je travaille en effet à un ouvrage sur l’illustration moderniste, dont un chapitre portera sur l’illustration de la danse et la réception des Ballets russes en Grande-Bretagne.
[2] Voir H. Osborne, The Rise of the Modernist Bookshop. Books and the Commerce of Culture in the Twentieth Century, Farnham, Ashgate, 2015.
[3] S. Jones, Literature, Modernism, and Dance, Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 96-97.
[4] B. Tane, « Un livre, des arts ? Esthétique et littérature comparée dans l’approche de l’illustration littéraire au XVIIIe siècle », CIELAM, le Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille, 29 avril 2012 (consulté le 10 août 2020).
[5] Voir par exemple E. Stead et H. Védrine, « Editors’ introduction », Word & Image, vol. 30 (numéro spécial « Imago and translation »), n° 3, 2014, pp. 177-180.
[6] Le terme d’empathie est ici employé dans l’acception spécifique qu’il reçut à la fin du XIXe siècle pour désigner la relation entre sujet percevant et objet conçue en termes de résonance et de projection. Traduction du mot Einfühlung, terme clef dans les domaines de l’esthétique et de la physiologie allemandes, son origine remonte à la fin des Lumières et au Romantisme. Voir à ce sujet R. Curtis, « An Introduction to Einfühlung » et J. Imolde, « Empathy in Art History » dans Art in Translation, vol. 6, n° 4, décembre 2014, pp. 353-376 et 377-397.
[7] R. Hesse, Le Livre d’après guerre et les Sociétés de bibliophile. 1918-1928, Paris, Grasset, 1928, pp. 21-23.
[8] S. Aymes, « Lines or dots? Reproduction processes in handbooks on illustration, 1890s-1920s », dans L. Petit et P.  Tollance (dir.), Point, Dot, Period… The Dynamics of Punctuation in Text and Image, Newcastle, Cambridge Scholars Press, 2016, pp. 2-20.
[9] R. Brain, « The Pulse of Modernism. Physiological Aesthetics », Fin-de-Siècle Europe, Seattle, University of Washington Press, 2015. Voir aussi R. Veder, The Living Line. Modern Art and the Economy of Energy, Hanover (NH), Dartmouth College Press, 2015.
[10] Ibid., p. 105.
[11] Ibid., p. 188.