La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 12. Comparaison Planche/Manuscrit

Fig. 10. Comparaison Dessin/Planches :
altération, réinvention

Si le geste transgressif de lecture – le renversement des planches – reste une hypothèse qu’il est difficile de vérifier en l’absence de témoignage direct, on peut néanmoins citer un paramètre qui l’étaie davantage. Si l’on prend l’exemple de l’image IV/X de la série 4, Femme et oiseau (fig. 12), l’image, une fois renversée vers la droite, permet à la ligne de texte imprimée sur le sac de toile de devenir lisible : San Sebastian […] to Rico.

Claude Simon a-t-il renversé les planches d’abord pour lire les lettres de caisse ? Cette interprétation plausible – le geste est tentant – est évidemment réductrice. En traçant une « lecture » renversée du support inféodée à la ligne de texte mais émancipée de l’ordre pictural, la lecture simonienne déjoue aussi les « perspectives académiques » [69] et les rend « dépravées » pour reprendre le mot de Georges Raillard [70]. Les silhouettes de Miró perdent dès lors leur épaisseur, et même leur identité picturale de départ, et renouent avec le trait  comme semble le suggérer l’alinéa 7 de la première du ms 1 : « je la vis silhouette rongée par la lumière reduite à un fil ».

Les toiles reproduites par Maeght possédaient un code de lecture implicite mais implacable dans sa statique : celui de la verticalité des figures peintes par Miró, qui se lisaient en portrait, comme y incitaient les titres (Femmes, Femmes assises), mais aussi le placement de la signature du peintre, en bas à gauche de chaque planche. Par le renversement de certaines planches, Claude Simon a transformé les portraits verticaux à contempler en paysages horizontaux à parcourir et libéré les motifs des séries 1 « Femme » et 4 « Femme et oiseau » pour construire, à partir de ses propres images mentales et de l’écran métamorphique des dessins, la sève d’évocation des figures fictionnelles de son récit (la femme en noir sur la colline ; les collines velues) et leur contexte d’éclosion (paysages de montagnes, de jardins, de sable et de fleurs). Mettre les planches à l’horizontale permet donc aussi de briser la « figure » mirónienne de la femme aux traits épais pour libérer une autre image, imprévue, un paysage dans lequel le regard du narrateur peut évoquer une « marcheuse » esquissée d’un simple trait, voire d’un fil, plus en accord avec sa propre esthétique. Renverser les planches revient enfin à transgresser, d’un même geste, les normes de manipulation du codex, déjà entamées dans la forme labile de l’album, et les usages de réceptiondes planches, que l’écrivain renverse sur le côté.

 

Les phases d’écriture révèlent dans la trame du texte une seconde altération qui consiste, quant à elle, à opacifier les traces des stimuli de départ.

Par exemple, la toile de jute qui sert de support aux peintures de la série 1 et 4 a généré une série de figures liées par le support pictural inattendu que constitue le sac employé par l’artiste catalan [71] : femme au foyer écartant la porte en toile ; charretier voyageant et dormant dans un hamac de toile ; dockers soulevant les sacs. Les avant-textes montrent que ces références à la toile de sac qui sert de fond aux figures peintes de Miró ont été progressivement estompées: le terme « sac » apparaissait à six reprises dans le ms 1 (ms 1 alinéas 1 et 67), seules quatre occurrences apparaissent au tp 2 (tp 2 alinéas 26 et 29). De même, les éléments d’écritures en pochoir, sont progressivement effacés du ms 1 au tp 2 : d’abord « fait de toiles de sac usées où l’on pouvait encore distinguer les lettres imprimées au pochoir du commerçant » (ms 1 alinéa 57) ; puis « de vieilles toiles de sac suspendu entre les roues sous la charrette » (ms 2 alinéa 29), le hamac apparaît finalement construit « de vieux sacs suspendus entre les roues ». L’écrivain déploie une stratégie visible dans la suite des quatre manuscrits : il accentue l’indépendance des figures textuelles par effacement ou brouillage des mentions des composantes matérielles qui ont favorisé leur apparition.

Les couleurs font, elles aussi, l’objet d’une altération par recouvrement et réécriture. Les reprises de Claude Simon manifestent d’abord son insatisfaction vis-à-vis des couleurs primaires présentes dans les planches reproduites : ainsi voit-on l’écrivain déplacer la palette de Miró par des retouches comme ce passage du ms 1 où « rouge » cède la place à « vermillon pâle » (ms 1 alinéa 30) :

 

la langue comme
une petite bite rouge dardée vermillon pâle

 

Ou celui du tp 1 où « jaune » est remplacé par « huileux » (tp 1 alinéa 19) :

 

 la lumière allumée hui-
leuse jaunâtre à travers la trame de la toile de sac

 

Le jeu des textures et de couleurs de l’alinéa 7 du ms 1 – proche de la planche X/X de la série 4  (fig. 10, 3e vignette) mais encore davantage de la planche IV/X (voir  fig. 12 ) – est progressivement effacé et transformé :

 

** forcé de fermer à demi les yeux dans la lumière
espace marron où apparurent des taches floues rouges
vert d’eau les rouvrant je la vis rongée silhouette
rongée par la lumière reduite à un fil [72]

 

deviendra au tp 1 :

 

forcé de fermer à demi les yeux je la vis silhouette
rongée par la lumière réduite à un fil dans l’espace terreux
où cà et là éclataient

cyclamen ou plutôt lilas fanés fructis ventris tui (tp 2 alinéas 21-22)

 

Le masquage des stimuli de départ (l’espace terreux) et l’altération par métaphorisation des couleurs (« taches floues rouges vert d’eau » laisse place à « cyclamen ou plutôt lilas fanés ») dilue la trace du motif ou de l’élément coloré et accentue l’émancipation du texte. Ouvrant un autre espace de référence visuel, celui de sa propre mémoire, de ses sensations, Claude Simon se détourne du stimulus iconique, le réécrit en partie, et efface son premier cheminement d’écriture. Ces gestes de réécriture et d’effacement, ces dérivations progressives dessinent la courbe de distanciation de l’écriture vis-à-vis des sources picturales. Ce qui apparaît surgit aussi de ce qui disparaît. On citera une dernière forme d’altération des « stimuli », qui n’est pas la moindre des blessures infligées par le peintre-écrivain aux images qui lui ont été proposées.

 

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[69] Dans le texte consacré à Novelli écrit deux ans plus tôt, Claude Simon classe la perspective parmi les recettes « académiques ».
[70] G. Raillard, « Les trois étranges cylindriques » dans Sur Claude Simon, Paris, Editions de Minuit, 1987.
[71] Ce point est souligné par B. Ferrato-Combe, Ecrire en peintre, Op. cit., p. 204 et A. Duncan dans Claude Simon, Op. cit.
[72] Ms 1 alinéa 7.