La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Ces deux lettres dont nous résumons ici brièvement la teneur ont pour nous trois intérêts principaux : elles précisent la chronologie de l’œuvre éditée, elles évoquent la réalité matérielle du dialogue entre les quatre acteurs impliqués (Maeght qui commande à l’écrivain, Dupin qui accompagne le projet [17], Simon qui accepte d’écrire et s’exécute, Miró qui propose les œuvres de départ et suit de près le processus de fabrication du livre [18]), elles confortent la thèse d’une œuvre de commande, rapidement conçue, du moins pour le texte, et montrent que les relations entre l’écrivain et l’artiste étaient cordiales (il y a chaque fois une louange sur l’œuvre reçue) mais « à distance » (les deux lettres reproduites montrent que Jacques Dupin joue le rôle d’intermédiaire entre l’écrivain et le peintre qui ne collaborent pas directement sur cet ouvrage). Il ne s’agit donc pas d’une œuvre qu’on pourrait décrire comme conçue « en collaboration » [19] entre Claude Simon et Joan Miró mais d’une commande d’éditeur pour un livre de peintre, dont l’éditeur, accompagné de son maître d’œuvre, Jacques Dupin, restera le chef d’orchestre, en lien avec le peintre, reléguant l’écrivain au seul domaine de l’écriture.

 

b. L’analogie entre écriture et peinture

 

Malgré la situation excentrée de Claude Simon dans la genèse du  livre, et la reprise ultérieure du texte sans les images, la critique simonienne a toujours considéré que le texte de Femmes s’accordait étroitement aux peintures de Miró, dans une entente naturelle et indiscutable entre les deux actes créateurs. De l’écriture à la peinture, l’analogie – si l’on entend par là ce qu’indique étymologiquement le terme : « rapport de ressemblance, d'identité partielle entre des réalités différentes préalablement soumises à comparaison » [20] – s’impose comme un topoï naturel pour aborder l’album Femmes sous le double régime de l’harmonie des arts et de la communauté d’inspiration. Certes, la critique rappelle généralement que le texte a été republié du vivant de Claude Simon sans les images de Miró, mais elle conserve une interprétation axée sur la « proximité entre écriture et peinture » [21] caractérisant comme ontologiquement l’œuvre simonienne. Relevons ici quelques fragments de ce discours où l’abandon de la peinture par Claude Simon [22] devient même, de façon paradoxale, un argument supplémentaire pour étayer la thèse d’une heureuse correspondance entre peinture et écriture :

 

Ayant voulu devenir peintre avant d’être écrivain, il considère l’art pictural comme un « modèle » de composition pour l’écriture [23].


N’ayant pas réussi à devenir peintre parce que, s’il avait bien « l’œil », il n’avait pas « la main », Simon essaie de rapprocher le roman de l’œuvre peinte [24].

 

Claude Simon lui-même alimente cette version fusionnelle du rapport écriture/peinture dans certains de ses entretiens de l’époque (« J’écris mes livres comme on ferait un  tableau. Tout tableau est d’abord une composition » [25], déclare-t-il ainsi en 1967) et ne dédaigne pas d’employer l’expression « quelque chose d’analogue » pour définir la relation texte-image dans une de ses rares incursions dans le champ de l’œuvre double [26]. Certes, l’écrivain prend aussi de salutaires précautions pour souligner l’écart irréductible entre écriture et peinture, et il prend même la peine de rappeler les « analogies dangereuses » à éviter

 

l’écriture n’est pas la peinture, le pouvoir évocateur de la figuration picturale d’un corps est tout autre que celui de la description scripturale d’un corps, la peinture est surface, simultanéité, l’écriture est linéarité, durée, etc. [27]

 

Mais cette réserve théorique a visiblement été moins entendue. Tout semble bon à propos de Femmes pour soutenir la thèse d’un compagnonnage peinture-écriture, dénué de tension, de frictions ou de « résistance » [28]. De cette fusion, Femmes serait en quelque sorte l’incarnation parfaite, comme l’évoquent ces deux fragments critiques :

 

Le texte n’entretient pas de relation flagrante d’« illustration » mais plutôt une « intime connivence » qui, selon l’expression de Patrick Rebollar, tient à une « analogie profonde » entre les univers des deux artistes [29].

 

Entre l’imaginaire du peintre et celui de l’écrivain, il existe donc une sorte de correspondance en profondeur, préalablement à toute rencontre avec les œuvres [30].

 

Pourtant, « l’analogie profonde » ou la « correspondance en profondeur » s’appuient sur des arguments, pour certains extérieurs à Femmes, pour d’autres assez flous pour être interrogés dans leurs fondements : sont cités ainsi les plans de montage où Claude Simon use de la couleur pour matérialiser un thème dans la constitution de certains manuscrits (ce qui n’est pas le cas pour Femmes) ; ou les motifs graphiques et picturaux qui abondent dans le reste de l’œuvre romanesque (couleurs, composition en « triptyque », ekphrasis et hypotextes artistiques, picturaux, photographiques, personnages peintres, etc.) ; ou, enfin, l’imaginaire catalan qui unifierait ce livre plus spécifiquement, dans une inspiration biographique commune à Simon et Miró.

Ce dernier argument venant étayer le rapport consubstantiel du texte et de l’image convoque le savoir – ou passé  – culturel commun aux deux auteurs : le littoral catalan, ses paysages de plages et de ports, et son histoire populaire, référence à laquelle vient s’ajouter leur goût commun de la collecte sur la plage et du détournement artistique. Le « prétexte » mental est aussi évoqué par l’auteur du commentaire paru dans le n°169 de Derrière le Miroir en 1967 : l’auteur anonyme (probablement Dupin) souligne ainsi que le texte de l’écrivain « refuse le commentaire et lui préfère l’évocation insistante d’un pays (…) qu’il connaît bien pour l’avoir défriché lui-même » [31]. L’argument est de même cité par Claude Simon dans plusieurs entretiens [32], et repris à l’unisson par la critique simonienne, ce qui finit par apparaître comme un leurre bien commode. Cet arrière-plan extratextuel et biographique, en soi intéressant, ne figure pourtant pas explicitement dans les peintures du peintre (on cherchera en vain dans les planches quasi abstraites de Femmes des motifs propres à l’univers catalan [33]) et le texte simonien reste lui-même très évasif et très abstrait sur le monde évoqué. De quoi parle-t-on exactement : d’une atmosphère propre à la conception de l’œuvre ? d’un imaginaire commun aux auteurs ? de motifs et de thématiques spécifiques dont la plupart sont si profonds qu’ils restent masqués ? Dans les faits, il sera difficile au lecteur non renseigné de restituer ce lien entre le texte lu et les planches vues, à moins qu’on ne lui explique le code de lecture et lui donne le « dictionnaire » qui va avec.  

Notre point de vue sur Femmes sera, on l’a compris, fondé sur une réserve  qui s’intéresse, a contrario du rêve analogique, à la fissure entre le texte et son substrat iconique.  Partant du principe que l’analyse doit se fonder sur les éléments factuels, même s’ils sont hétérogènes, le commentaire sera uniquement fondé sur la physique du livre et sur les traces conservées dans l’archive de l’œuvre. N’y a-t-il pas dans ces lieux, quand on regarde de près, quelque chose de divergent et de non coïncidant entre les différents composants médiatiques du livre Femmes, traduisant un écart perceptible entre le texte simonien et ses « stimuli » picturaux ? Les choix éditoriaux qui constituent Femmes en objet publié apportent sur ce point un éclairage instructif. Comme un premier accroc dans l’entente dont le livre de dialogue est le lieu supposé, s’y dévoilent peu à peu au mieux des hétérogénéités, au pire de francs accrocs.

 

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[18] Jacques Dupin est promu directeur des éditions de la Galerie d’art Maeght en 1956.
[17] Le texte de Derrière le miroir précise que Miró a choisi la place des peintures et des bois pour l’ouvrage.
[19] Sur ce point, voir M. Calle-Gruber, Le Grand Temps : essai sur l’œuvre de Claude Simon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 127.
[20] D’après le Trésor de la Langue Française Informatisé (consulté le 14 octobre 2019).
[21] L’expression figure chez A.-L. Blanc, « L’écriture de Claude Simon au miroir des arts graphiques », Etudes, t. 419, novembre 2013, p. 514.
[22] On sait que Claude Simon a continué de peindre au moins jusqu’en 1957. Le dessin a perduré au-delà. Sur ce point, voir P. Janssens, « Une restitution par la peinture : Claude Simon », dans P. Joret et Al. Remael (éds.), Language and beyond: actuality and virtuality in the relations between word, image and sound, Amsterdam, 1998, p. 416.
[23] C. Yapaudjan-Labat, « Pour ainsi dire », Europe, « Claude Simon », 2015, p. 6.
[24] G. Neumann, « Claude Simon : La Chevelure de Bérénice », art. cit., p. 558.
[25] Cl. Simon, « Entretien – Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde , Le Monde, 26 avril 1967.
[26] Le passage concerne « La parenthèse », paru en 1985 dans la Revue de la Bibliothèque nationale, avec une « illustration » de Robert Rauschenberg. Voir L. Dällenbach, Claude Simon, Op. cit., p. 180.
[27] Cl. Simon, « Réponse de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier » », Entretiens, 1972, p. 26.
[28] « Résistance » est un terme que j’emprunte à Mireille Calle-Gruber qui rappelle par ailleurs l’importance de « l’analogie mais aussi l’irréductible spécificité des arts » (Le Grand Temps, Op. cit., p. 130).
[29] A.-L. Blanc, art. cit., p. 516.
[30] B. Ferrato-Combe, Ecrire en peintre: Claude Simon et la peinture, ELLUG, 1998. 2 vol. (« Publications de l’Université des langues et lettres de Grenoble », 75), p. 206.
[31] « Miró. Aquarelles. Album Femmes. Haï-Ku. », Op. cit.
[32] « Au-delà du thème de la femme, le propre de cet ensemble de tableaux était d’évoquer des images d’une région que, comme Miró, je connais bien, la Catalogne, avec ses plages sur lesquelles Miró, comme moi, se promène les yeux baissés, à la recherche du détritus jeté sur le sable par les vagues », extrait d’un entretien de Claude Simon avec Claude du Verlie (1977) cité dans Œuvres, éd. A. B. Duncan, Paris, Gallimard, 2006, voir p. 1366 et notes 5 à 7. Ou encore en 1984 : « Miró est catalan, je le suis aussi, par ma mère, nos deux pays sont voisins, de nombreux souvenirs me lient à la Catalogne espagnole et ils ont été alors ravivés… J’ai essayé d’écrire et d’organiser tout cela. Voilà. ». Tout est probablement dans le « voilà » final… Cl. Simon, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », Op. cit.
[33] Ce point est souligné par P. Mourier-Casile, dans « Jeu(x) d’images : Simon au miroir de Miró », La licorne, vol. 71, 2004, p. 183.