La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 9. Comparaison Dessin/planche : transposition

Fig. 10. Comparaison Dessin/Planches :
altération, réinvention

Fig. 11. Comparaison Dessin/Planches :
altération, réinvention

3. Des planches au texte en passant par les dessins : cheminements transgressifs

 

Transgressif.
a) 1842 « qui passe par-dessus ou au-delà »,
b) id. « qui transgresse une loi » (TLFI)

 

Affirmons-le d’emblée, la fréquentation assidue des avant-textes ne permet pas d’instaurer un rapport explicite ou immédiatement perceptible entre les dessins de l’archive et les peintures de Miró.

 

3. 1. Un défaut de correspondance immédiate

 

Quand on lit les études consacrées aux rapports du texte de Femmes avec les planches de l’album, on est frappé par plusieurs constats : l’absence d’informations concrètes et factuelles sur le processus que Claude Simon a mis en place pour écrire à partir des planches ; le caractère variable et incertain des interprétations auxquelles conduit cette lacune ; le souhait manifeste de la critique simonienne de trouver un rapport d’équivalence entre le texte et son pré-texte pictural, que ce soit au niveau des planches entières (notamment par les couleurs et les textures de la toile de jute), des motifs de certaines planches ou du contexte culturel commun aux deux créateurs. Pourtant, la consultation des avant-textes dans les archives fragilise toute volonté systématique d’établir une correspondance immédiate et simple du texte à sa source iconique.

Sur 34 dessins présents dans les archives de Femmes, un seul dessin vient corroborer la thèse de liens évidents du texte à l’image [63]. Il s’agit du passage évoquant une femme qui passe sa main dans les cheveux et qui pourrait évoquer la planche de Miró numérotée 13 dans l’album [64]. La première évocation de cette figure se situe dans le ms 1 à l’alinéa 68-69 non loin d’un dessin qui possède des similitudes formelles avec la planche évoquée (fig. 9).

 

sans cesser de marcher elle rattacha son peigne un moment les deux bras relevés
noire je pus voir les poils noirs de ses aisselles buste cornu un
instant le peigne dentelé aux dents sombres prolongeant perpendiculai à
son terminant son bras dents passant deux ou trois fois dans
sa chevelure puis elle l’enfonça le planta dedans et rebaissa
les bras

 

A part ce cas isolé d’un dessin qui constituerait une sorte de « transposition » tangible d’une planche de Miró, la plupart des dessins s’inscrivent avant tout en rapport avec un segment du texte simonien sans montrer de lien direct avec le « sujet », les motifs ou les caractéristiques d’une ou des planches de Miró.

Si on souhaite maintenir l’hypothèse d’un rapport dessins/planches fondé sur les figures, les formes, les fonds tracés par le peintre, il faut quitter l’idée de « transposition » et accepter qu’il y ait eu un processus d’« altération » [65] et même de « dépravation » des « belles » planches que Simon a si « longuement regardées » (fig. 1 ) et probablement manipulées.

 

3. 2. Altérations et dépravation

 

Dépraver : affaiblir et dégrader de manière grave et souvent irrémédiable le fonctionnement normal de quelque chose.

 

Allongées, les planches de la série 1 et 4 semblent ainsi de façon surprenante renouer des liens fragiles mais perceptibles avec le texte et certains dessins. Précisons ici que le livre reproduit les planches selon une disposition verticale propre aux toiles d’origine (la signature de Miró est présente en bas à gauche de chaque toile, les peintures étant par ailleurs toutes plus hautes que larges) qui s’intègre de façon homogène aux rapports dimensionnels et rectangulaires de l’album. Mais Claude Simon a reçu la série des planches en feuilles libres. Il était donc libre de les manipuler à sa guise. Notre première hypothèse d’altération est qu’il y a eu « renversement ». Si l’on prend pour exemple le dessin 8 du ms 2 (fig. 10), il visualise le cheminement des femmes « surgissant » sur « le côté droit de la dune » que décrit le segment textuel situé à côté de lui :

 

depassant le côté droit de la dune elle reapparut
[…] celle qui marchait
le plus à droite depassant la premiere la pente inclinee de
la dune puis son buste et en meme temps la tete de la
seconde puis celle de droite toute entiere le bu tete et le
corsage de la seconde pu la tete de la troisieme puis et
tout entre toutes les trois visibles entierement visibles avec
les lourdes croupes la robe noire et les deux corsages
clairs geranium et vert ** [66]

 

Or, ce segment textuel et le dessin avec lequel il entre en correspondance rappellent clairement certaines des planches de la série 1 et 4, à la condition qu’on les allonge (fig. 10). Planche allongée, dessin et texte lié partagent, on le voit, les mêmes motifs de la « dune », vue de loin, et d’une silhouette vue de profil dotée d’une robe noire et blanche marchant sur la ligne basse du littoral.

Cette hypothèse se vérifie aussi pour le décor avec casserole évoqué au début du ms 2 :

 

d’ici la dune dessinait deux bosses molles
entre lesquelles dans au fond le la courbe concave qui les relie
apparait coupé par la ligne droite de l’horizon d’un [67]

 

Le dessin adjacent figurant une dune à double bosses, une casserole et une planche ensablée matérialise d’une part ce segment en y agrégeant d’autres motifs empruntés aux planches 2, 4 et 5, elles aussi dès lors qu’elles sont renversées (fig. 11). Un dessin d’herbe situé en bas de page, semble lui aussi inspiré des mêmes planches allongées.

Au-delà de la manipulation qui consiste à « coucher » les planches sur leur « flanc », ces deux exemples supposent un processus complexe de sélection/association/ recréation : les dessins élémentaires présents dans le manuscrit traduisent un premier geste de sélection/extraction de motifs simples que Simon emprunte à certaines planches (une touffe d’herbe par exemple inspirée des planches 2 et 4) ; les dessins composés agrègent et intègrent ces motifs dans des décors plus complexes. Les dessins forment ainsi le support-écran d’une transformation graduelle, d’une reconstruction par strate d’une autre image, bien différente. Ils fixent d’abord une prise de vue sélective [68] et interprétative d’un motif d’une planche renversée – motifs de l’herbe, des fissures, des dunes, etc. – puis construisent, en deuxième étape intriquée dans le flux de l’écriture, de nouvelles images plus complexes par intégration comme le montre l’exemple présenté dans le tableau 2 : planche dont on voit seulement la tranche, plan de coupe d’une courbe, brin d’herbe.

 

Tableau 2 : Un exemple de motifs simples repris dans un dessin composé

 

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[63] Voir J. Duffy, « Claude Simon, Juan Miró et l’interimage », art. cit., p. 119. Et Cl. Simon, Œuvres, éd. A. B. Duncan, Op. cit., p. 1366.
[64] « Femme assise » V/V. Peut-être sous l’influence combinée d’une toile des Constellations de Miró intitulée : « Femme à la blonde aisselle peignant sa chevelure à la lumière des étoiles », comme noté par P. Mourier-Casile, « Jeu(x) d’images : Simon au miroir de Miró », art. cit., p. 194 ; on peut néanmoins se demander si les rapports génétiques instruits avec les Constellations de Miró sont justifiés dès lors que Claude Simon les a clairement réfutés au colloque de Cerisy.
[65] Sur cette problématique de l’altération, voir J. Peytard, « Problématique de l’altération des discours : reformulation et transcodage », Langue française, vol. 64 / 1, 1984, pp. 17‑28. Et, plus récemment, S. Bikialo, « La reformulation créative dans Le palace de Claude Simon : détournement de la reformulation et déroute de la nomination », Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, avril 2000.
[66] Ms 2 alinéa 16.
[67] Ms 2 alinéa 1.
[68] On notera l’absence des planches de la série Femme assise 2 et 3 dans cette archéologie partielle de la lecture simonienne.