Sergueï Paradjanov : entre l’autovisualisation
et l’autonarration
- Tigran Amiryan
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La Confession, « une autobiographie réelle colorée par l’imagination de l’auteur » [26] et l’un de ces scénarios basés sur deux supports principaux, collages et souvenirs, a été achevée au bout de vingt longues années, entre 1969 et 1989. Le scénario a été rejeté plusieurs fois par la censure officielle, jusqu’au moment où Paradjanov obtient finalement la permission de réaliser ce film tant désiré. Il lance le tournage des premières scènes à Tbilissi, mais, malheureusement, décède avant de terminer le film.
Le texte du scénario consiste en souvenirs de l’enfance passée à Tbilissi [27] et il est accompagné d’une annonce paratextuelle où le projet s’appelle « film-mémoire métamorphosé en images ». La narration commence par l’expression « à la recherche des cercueils, je retourne au vieux cimetière de Vera. Ce cimetière est fermé pour toujours » [28]. Depuis les années 1930, dans le centre de Tbilissi, les anciens cimetières ont été détruits sur l’ordre de Lavrenti Beria. D’abord, les autorités soviétiques démolirent le cimetière arménien, Khojivank, puis le vieux cimetière de Vera abritant de nombreuses tombes arméniennes. Ce fut un désastre politique qui n’épargna ni les gens ni leur mémoire. La plupart des lieux de mémoire des groupes minoritaires ont été détruits. Paradjanov raconte ensuite que le texte du scénario qui débute par la scène du cimetière où il cherche les prémices de la vie, de son enfance, a été écrit entre la mort et la vie :
En 1969, j’ai eu une pneumonie bilatérale. Je mourais à l’hôpital et j’ai demandé au médecin de prolonger ma vie d’au moins de six jours. Pendant ces jours, j’ai écrit un scénario. Il s’agissait de mon enfance. Quand Tiflis s’est élargi, les vieux cimetières sont devenus une partie de la ville. Et puis notre gouvernement « lumineux » a décidé d’enlever les cimetières et de les remplacer par des parcs municipaux, c’est-à-dire par des arbres, par des allées. Les tombes et les monuments funéraires ont été rasés de la surface de la Terre. Les bulldozers ont détruit le cimetière [29].
Le texte est encadré par deux collages, ayant dans leur centre deux animaux différents. Dans le premier collage, intitulé La Ville où je suis né (fig. 9), il y a un cheval au premier plan et on voit une ville au fond. A l’endroit de l’épilogue narratif, Paradjanov crée un autre collage qui représente un âne, enveloppé dans un drapeau rouge mais en arrière-plan nous ne trouvons rien d’autre que des cailloux (fig. 10). C’est l’histoire de la transformation de la ville, des objets, des événements qui comptaient beaucoup pour l’auteur dans son enfance : le manteau de fourrure de sa mère, une ancienne machine à coudre de la marque Singer, un piano hongrois, les funérailles d’une voisine etc… Tout ce qui est dit dans le récit ne peut pas transmettre les souvenirs et cartographier le passé. C’est pourquoi les frontières de la narration sont des scènes plongées dans l’imagination où les choses concrètes disparaissent, en mettant en avant la nature, le corps d’un animal, le corps nu dans le vide.
Dans ce texte autofictif nous ne trouvons ni la reconstruction continue de la biographie, ni des déclarations politiques directes. Il n’y a pas non plus de passages autoréflexifs dans le film. La composition du texte est au carrefour des deux médias, visuel et verbal. Ce dernier est tissé principalement à partir du passé ; peu de phrases descriptives, comme dans les autres scénarios de l’auteur. Les passages descriptifs sont remplacés par des collages. Les matériaux visuels et verbaux sont en filiation : au moment où la ville disparaît sur le collage « Epilogue », tous les objets et les événements cités dans le récit disparaissent aussi, comme s’ils quittaient une vente aux enchères au coup d’un marteau. Les objets sont une partie importante de la vie de toute la famille de Paradjanov, son père et son grand-père étaient antiquaires. Les objets sont déjà vendus, et les cimetières des ancêtres sont détruits, le lien avec eux est perdu, il n’en reste plus que des fragments de mémoire. L’écriture autobiographique tente de construire un véritable lien, une histoire de vie, mais nous voyons la disparition des choses dans ce récit en image de soi, la rupture de la ligne des souvenirs où les lacunes se remplissent de l’imagination de l’auteur. Quand toutes les choses et tous les lieux de la mémoire s’évanouissent, le narrateur reste seul et c’est ainsi que nous avons un récit de solitude, écrit par l’imagination. Ce type d’art transmédiatique, à l’aide duquel le cinéaste crée une écriture de soi dans un imaginaire d’images, est en rapport avec des moyens d’utilisation restreinte du matériel visuel et verbal, et c’est grâce à ses films et ses textes hybrides qu’il invente une économie de l’écriture de soi, en exil, quand le temps se fige.
En guise de conclusion
L’étude de l’héritage artistique de Sergueï Paradjanov est à mener en détails. Nous avons tenté de donner de possibles perspectives et des directions de recherche, en précisant les contours de l’autobiographie en images photographiques, cinématographiques ou encore scénographiques. Paradjanov a créé des œuvres disséminées dans différentes cultures qui constituent une partie importante de l’histoire de l’art ukrainienne, arménienne, azerbaïdjanaise et géorgienne. Enfin, les films, les correspondances, les collages et les assemblages de Paradjanov font partie intégrante de l’art des dissidents soviétiques. Toutes ses œuvres sont disséminées dans différentes cultures ethniques, dispersées dans différents genres et médias. Mais l’unité de l’écriture de Paradjanov est son image, son portrait assemblé comme une mosaïque de divers genres et des fragments d’une multitude de médias.
Ainsi, nous pouvons distinguer différents types d’autobiographie en images dans les œuvres de Paradjanov. Tout d’abord, c’est la Confession, qui se détache de toute tendance à la documentation. Les confessions de Paradjanov sont ses souvenirs d’enfance, immergés dans la fantaisie et l’imaginaire. Une autre partie de l’héritage autobiographique est composée de ses lettres de prison qui remplissent la fonction de communication entre l’auteur et sa famille non seulement verbalement, mais aussi visuellement. Ces lettres donnent naissance à ses films condensés, des autofictions visuelles, faites de collages et d’assemblages. Ce n’est pas par hasard si l’auteur est déjà vieux sur tous les fragments de photographies figurant dans presque tous ses collages : c’est un genre qu’il n’invente qu’après la prison. Enfin, les longs métrages de Paradjanov consistent en une sorte de relecture des codes de la culture, de la sexualité, de la vie quotidienne du passé. Résultat des différentes circonstances de la vie du maître, ses films conduisent à l’autofiguration et à l’autofiction allusive.
Bibliographie
[26] Voir les paroles de la curatrice géorgienne, Kora Tsereteli : « Il s’identifie alors avec les personnages de ses films et scénarios, il dirige le récit au nom de l’Homme, dans lequel l’auteur est facilement reconnu. Mais si Sayat Nova est une "autobiographie cachée", alors la Confession est une autobiographie franche, réelle, mais colorée par l’imagination exubérante de l’auteur. C’est une autobiographie de sentiments et d’expériences nostalgiques. Paradjanov se préparait toute sa vie durant à la réalisation de Confession. Une vie ne suffirait pas pour le faire » (S. Paradjanov, Confession : les scénarios, les lettres, Op. cit., p. 15).
[27] Le retour à son enfance, ainsi que le retour à sa patrie et à sa langue maternelle, appartiennent à la genèse de l’autofiction et traversent toutes les œuvres de Paradjanov. Dans ce contexte, on peut reprendre les paroles de Philippe Gasparini sur le Fils : « on ne peut pas avoir une idée plus romantique de la littérature, de la complainte d’une âme mélancolique, tournée vers le passé, la terre natale, le paradis perdu » (Ph. Gasparini, Autofiction, Paris, Seuil, 2008, p. 37).
[28] S. Paradjanov, Confession : Les scénarios. Les lettres, Op. cit., p.122.
[29] Ibid., p. 121.