Sergueï Paradjanov : entre l’autovisualisation
et l’autonarration

- Tigran Amiryan
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Fig. 3. S. Paradjanov, Les Chevaux de feu, 1965

Fig. 4. S. Paradjanov, Les Chevaux de feu, 1965

Fig. 5. Z. Sargissian, L’Imitation de ses propres
funérailles
, 1981

      Ce récit revêt un caractère assez personnel pour Paradjanov non seulement parce que le sujet relate des faits dont il a eu l’expérience dans sa vie privée (la mort de sa première épouse l’ayant traumatisé pour toujours et ses relations plus que compliquées avec sa deuxième épouse) mais aussi parce que l’histoire de Kotsiubynsky est localisée dans les montagnes des Carpates et représente la vie et les coutumes d’une petite nation. En parlant de l’Ukraine, il remplace le centre par la périphérie, ce qui est un exemple évocateur de la décentralisation dont Paradjanov fait preuve dans son art à plusieurs reprises [11]. En avançant au plus profond de l’histoire et de cette région à la lisière du pays, il aborde des sujets tabous. Il est à noter qu’en Ukraine la culture houtsoule compte parmi les plus colorées et syncrétiques en ce qu’elle relie le christianisme et le paganisme, l’Orient et l’Occident à la fois. Ce n’est pas le fruit du hasard si Paradjanov, désireux de peindre ses tableaux, se rend dans cette région d’Ukraine. Se considérant comme un peintre, il parle de l’importance des couleurs dans son essai, intitulé Mouvement perpétuel. En un mot, pour Paradjanov renoncer aux couleurs dans le cinéma, c’est renoncer aux couleurs de la vie. C’est la raison pour laquelle en ces temps durs de l’époque soviétique, il tente de surmonter la réalité incolore et l’expérience monochrome du cinéma par tous les moyens possibles. Son but est de dépeindre la réalité par des couleurs vives et déclinées en toutes leurs nuances afin de s’extraire de la censure soviétique qui, elle, rejette toutes les couleurs de la vie et de la culture.
      Il choisit les costumes et les objets colorés des houtsoules et il montre une histoire d’amour poétique. Cette poétisation ou fictionnalisation n’a pas lieu en studio, sur un plateau de tournage avec des décors artificiels, mais dans un authentique village houtsoule. Pour Paradjanov, il est toujours très important de créer sa fiction dans la réalité même avec de vraies couleurs qui assurent la véracité et la sensualité de son œuvre :

 

En travaillant sur Les Chevaux de feu, je me suis convaincu que la connaissance parfaite justifie toute fiction. Je pourrais métamorphoser chaque matériel ethnographique ou religieux en quotidien ordinaire. (...) Nul matériel littéraire n’est matériel sensible [12].

 

Dans son film, Paradjanov a reproduit toutes les couleurs de la vie des houtsoules. Dès son arrivée dans le village, il se rend dans les montagnes, presque dans les mêmes montagnes qu’il avait laissées dans sa Géorgie natale. Par conséquent, si l’on parle des couleurs du maître, il faut parler également de l’importance du relief dans sa peinture. Le sujet, la couleur, le relief, tout est déterminé par la biographie de l’auteur et par sa sensibilité. On dirait que le cinéaste fait un voyage à la frontière du pays pour retourner en lui-même et s’explorer. Avec ce procédé de narrativisation et visualisation de soi, il crée donc un nouveau régime de l’autobiographie en image qui se fonde sur l’observation ethnographique de l’autre.
      Ce projet d’observation de la vie des houtsoules et de leurs rituels religieux ne corresponde pas aux règles de la vie d’un pays socialiste comme l’était l’Ukraine soviétique. Le film sonde le quotidien des hommes et des femmes dont la vie est réglée par des rituels païens ; une mode de vie absolument mystique à l’encontre de la rationalité et de l’existence athée représentées dans le cinéma soviétique. A travers ses tableaux pittoresques et variés, il découvre la vérité de la vie : « Si un houtsoule dit Bonjour, au lieu de Gloire à Jésus ! ce n’est pas la vérité, c’est la fausseté de la vie et celle de l’art » [13]. Dans ces autoréflexions [14], Paradjanov, revenant aux Chevaux de feu, explique ses intentions artistiques en les rapprochant de l’idée d’autofiction. A cette occasion, il se souvient des mots de son maître Igor Savtchenko, un réalisateur ukrainien : « La vérité de la vie est plus profonde et plus essentielle qu’une fiction ». Lorsque Paradjanov suggère de se détacher de la fiction pour pouvoir créer l’image (le film), il rappelle directement l’autofiction doubrovskienne : « Fiction, d’événements et de faits strictement réels » [15].
      La mort est un autre aspect essentiel de la culture houtsoule et tous les rituels y afférant deviennent eux aussi du contenu officiel du cinéma soviétique. Si on laisse de côté tous les détails du sujet du film, la ligne narrative commence avec la mort de l’un des frères d’Ivan. Ensuite, nous voyons la scène des funérailles au cours de laquelle le père de Maritchka tue celui d’Ivan. Mais ce n’est qu’un épisode d’une longue série de morts. Dans l’une des scènes qui s’ensuivent, son unique fils quitte la famille pour gagner sa vie, mais aussi pour s’isoler de la société et rester seul dans la nature ; la mère fait une prière, en énumérant les prénoms de ses autres enfants, déjà morts. Paradjanov commence son film avec la mort présente ensuite tout au long du film en montrant ainsi la victoire de la Nature contre le socialisme et la politique. Les deux scènes les plus religieuses sont celles de la noce et des funérailles (figs. 3 et 4). On y voit l’une des principales stratégies politiques de Paradjanov : sa résistance aux institutions sociales et politiques du régime soviétique. Ainsi le thème de la mort traduit une révolte artistique qui caractérise son écriture cinématographique et renforce notre vision de ses films dans le contexte de l’autofiction [16].
      Dans la préface du livre Confession, Kora Tsereteli, curatrice des expositions du maître, rappelle les mots de Paradjanov qu’il aimait répéter : « Il faut organiser la mort aussi bien que la vie » [17]. La performativité de la mort a toujours intéressé Paradjanov aussi bien dans l’art que dans la vie. On sait qu’il composait la scénographie des funérailles de ses amis à Tbilissi. Ainsi, il appliquait non seulement son propre art à la vie et à la mort, mais il intégrait aussi la mort même dans son art. Ses funérailles comme une performance (fig. 5), une photo de sa mort imaginaire dans laquelle il braque une arme à feu sur sa tempe sont les preuves d’un jeu constant avec la mort, pour un cinéaste qui avait pourtant un immense plaisir de vivre.
      Dans Les Chevaux de feu, Paradjanov commence une série d’œuvres auto-réflectives, en proposant une forme de la fictionnalisation de ses intentions politiques et ses passions personnelles. Paradjanov perfectionne l’auto-figuration à partir de son premier film à succès. Il n’oppose pas la mort à la vie, adaptant ainsi les mots de son ami et collègue, Andrei Tarkovsky, qui conseillait de ne pas faire de différence entre les films et la vie.

 

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[11] Pour le scénario de son film inédit, Le Château Sommeille (1969), Paradjanov s’inspire du poème « La Fontaine de Bakhtchisaraï » d’Alexandre Pouchkine. Le célèbre théoricien et écrivain Viktor Chklovski écrit une lettre à Paradjanov à ce sujet : « La Crimée est le seul sujet national qui nous est fermé, car il n’y a plus de Tatars de Crimée en Crimée ... La fontaine de larmes pleure pour le passé de la Crimée, un passé compliqué, voyou, avec une fin tragique. Le scénario ne sera pas accepté » (S. Paradjanov, Confession : Les scénarios. Les lettres, Saint-Pétersbourg, Azbuka, 2001 pp. 163-164, en russe).
[12] Ibid., pp.38-39.
[13] Ibid.
[14] Il est à noter que l’une des premières critiques du roman Fils de Serge Doubrovsky est proposée par deux textes auto-réflectifs, ce sont « L’initiative aux mots. Ecrire sa psychanalyse » et « Autobiographie / Vérité / Psychanalyse ». A partir de la préface sous la couverture du Fils cette forme d’auto-théorisation devient plus populaire presque pour tous les textes autofictifs.
[15] S. Doubrovsky, Fils, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 10.
[16] Voir les réflexions sur l’autofiction et la mort dans I. Grell, L’Autofiction, Op. cit., pp. 71-78.
[17] S. Paradjanov, Confession : Les scénarios. Les lettres, Op. cit., p.17.