Sergueï Paradjanov : entre l’autovisualisation
et l’autonarration
- Tigran Amiryan
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Fig. 6. S. Paradjanov, L’Homme
Dans son ethnographie cinématographique, Paradjanov se refuse à tout artifice. Le réalisateur tourne la plupart des épisodes du film avec les habitants du village. A partir de cette inspiration qui plonge ses racines dans la vie réelle et, donc, dans la vérité, Paradjanov fait émerger l’image d’un homme :
Nous nous sommes vite rendu compte que toute imitation cinématographique, toute stylisation – comme la Russie ancienne, la Rome antique ou l’Egypte antique sont souvent recréées – seront humiliantes dans ce cas. Et cela nous incite inconsciemment à comprendre le plus important et le plus nécessaire : l’homme-houtsoule [18].
Ainsi, le réalisateur crée une figure non personnalisée à travers les personnages de son film. Сette figure ne reste pas vide, comme un actant théâtral, mais Paradjanov continue à incarner l’Homme dans ses projets ultérieurs aussi. Le scénario de son film suivant, Les Fresques de Kiev (1966), est de nouveau consacré à l’Ukraine. Mais Paradjanov ne réussit pas le tourner à Kiev. Il regagne le centre en quittant la périphérie et met en évidence certaines images absolument marginales, à cause desquelles ce film n’obtient pas son visa de censure. Ce qui est important, c’est le personnage principal du scénario : l’Homme [19]. Mais ce n’est pas juste l’homme à travers lequel l’auteur pénètre dans la fiction : après le mot homme, il met une virgule et ajoute le mot réalisateur (fig. 6). Sans avoir la moindre idée de l’autofiction homonymique inventée par Doubrovsky, Paradjanov propose un mode d’auto-figuration plus acceptable pour la culture dans laquelle il vit [20].
L’image-temps autofictionnelle
Si, à propos des Chevaux de feu on peut dire qu’a lieu un rapprochement de la fiction et de la biographie de l’auteur, une autofiguration cinématographique, le film suivant de Paradjanov se rapproche davantage de l’autofiction. Deux ans après la réalisation de son chef-d’œuvre ukrainien, le réalisateur part en Arménie, où il obtient difficilement la permission de tourner son long métrage Sayat Nova qui sera refusé plusieurs fois par la censure et rebaptisé La Couleur de la grenade. Le cinéaste continue à mettre en œuvre ses stratégies politiques et poétologiques dans Sayat Nova dont la réalisation commence en 1968, juste après Fresques de Kiev. A cause des scandales autour du chef-d’œuvre ukrainien, le cinéaste avait été interdit d’accès à tous les studios des Soviets. Après beaucoup d’efforts, il commence à travailler sur Sayat Nova dans un studio à Erevan.
Sur l’une des couvertures du scénario, Paradjanov laisse une inscription qui nous guide vers l’autofiction : « Aroutin – c’est moi, Sayat Nova – c’est moi ». Après cette note paratextuelle, il entame le texte par une citation de Valéry Brioussov :
Sayat-Nova est l’un de ces grands poètes qui, par la puissance de leur génie, ne sont plus la propriété d’un peuple, mais appartiennent à l’humanité entière [21].
Désormais, Paradjanov se trouve dans un troisième environnement linguistique et il crée son film à partir des multiples substrats culturelles et historiques. Sans aucun doute, il comprend parfaitement que, à l’instar de Sayat-Nova, il crée son chef-d’œuvre avec comme point de départ différentes cultures. Ce croisement culturel plonge ses racines dans la biographie même de Paradjanov [22]. Presque toutes les monographies sur l’auteur confirment l’idée qu’il n’appartient à aucun groupe national :
Génotype de Paradjanov (...) – d’origine tbilissienne, grandit dans l’une des parties multinationales de la capitale géorgienne où se croisaient trois cultures (géorgienne, arménienne et turque) et trois religions différentes (orthodoxe, arménienne grégorienne et musulmane) [23].
Dans son projet, Paradjanov montre les affinités entre sa biographie et celle de Sayat Nova à la fois par son scénario et au-delà du texte. Si les coïncidences de l’image d’un poète médiéval et de celui du cinéaste soviétique ne sont pas suffisamment significatives, ce dernier ajoute des éléments paratextuels qui confirment l’auto-identification. Ici, il est nécessaire de prêter attention à la façon dont Sayat Nova est construit. Complexe au niveau des couleurs et du symbolisme, le film est le récit linéaire de la vie du poète, divisée en quelques parties. Cette linéarité ne suppose pas de mouvement. Dans ce film, l’auteur invente son propre style unique, composé d’images statiques, alternées, remplies de symboles multicouches. A cet égard il n’est pas superflu de rappeler la topologie du film deleuzien qui distingue image-mouvement et image-temps. L’image de Paradjanov ne consiste pas en des mouvements, mais elle est une image-temps. La reconstruction de la biographie de Sayat Nova ne sert que de prétexte pour collecter des fragments, des cadres, des épisodes religieux [24]. La biographie de Sayat Nova constitue un moyen d’appréhension du temps. Paradjanov n’a pas pour objectif de reproduire la vie de Sayat Nova et de nous présenter sa biographie. Il met surtout en avant des éléments qui concourent à la formation d’un poète, essentiels pour tout créateur. Les tentatives de Paradjanov pour créer des fresques sur la vie de l’Ukraine et de Kiev se rapprochent ici de l’idée de l’image statique, d’une fresque, d’une icône au centre de laquelle c’est l’image d’un poète de tous les temps, auquel on peut associer aussi Paradjanov lui-même.
Films condensés
En essayant de structurer tout l’héritage artistique du maître, il est nécessaire de distinguer les œuvres qui sont complètement fictives de celles qui sont conditionnées par la réalité sans pour autant être non-fictionnelles. Ces dernières peuvent principalement correspondre aux lettres écrites par l’auteur en prison et à celles qu’il y recevait. Un grand choix de correspondances sous le titre Lettres du prisonnier a été publiée à Erevan en 2000 et plus tard, en 2005, un autre recueil, intitulé Lettres au prisonnier a vu le jour dans une édition russe. Dans cette dernière édition, figurent de multiples lettres écrites à Paradjanov par ses amis et ses collègues honorablement connus qui envoyaient régulièrement leur correspondance en prison dans le but de soutenir le réalisateur. Les Lettres du prisonnier exigent une analyse distincte, ce qui n’est pas notre objectif dans cet article, nous ne voulons que souligner le fait que Paradjanov continue à travailler sur de nouveaux scénarios et invente des images sous forme de croquis rapides dans les marges qui deviendront plus tard la base de ses collages [25]. Si en prison il se dessine au stylo bille et signe ces autoportraits « Homme », en anticipant une des caractéristiques principales de ses collages : la présence constante de son propre photo-portrait. Un monde coloré, monté à partir de cartes postales abandonnées, d’emballages de boîtes à bonbons, d’affiches et de calendriers – le tout souvent combiné autour d’un fragment d’un visage sculpté à partir de photographies (figs. 7 et 8). Privé du droit de tourner ses films en vertu d’une interdiction définitive de la censure, pendant de longues années Paradjanov continue d’imaginer de nouveaux sujets et d’écrire de nombreux scénarios. Presque tous ses textes sont accompagnés de collages qui, plus tard, seront considérés comme une partie autonome de son art et appelés par l’auteur films condensés : une invention unique d’un nouveau genre qui représente des structures et des contenus réduits de films imaginaires.
[18] Ibid., p. 40.
[19] Un homme innominé devient le personnage principal dans les projets cinématographiques de Paradjanov plus d’une fois. Il utilise le même principe dans son scénario inachevé Intermezzo (1972).
[20] Au cours de l’étude des œuvres de Paradjanov dans le contexte d’autofiction, il est intéressant que l’auteur ait créé une intrigue qui se développe à partir du moment où le cinéaste demande à la chargeuse de livrer des fleurs à une femme, mais il confond l’adresse et délivre des fleurs à une autre femme, une veuve. L’auteur explique ensuite cet incident de façon suivante : « il est possible que je lui aie donné la mauvaise adresse, inconsciemment, pour trouver une histoire qui se dissout dans la vie et ... je la regarde, en ajoutant ma fiction et mon imagination ». En niant cette façon d’imagination, le réalisme soviétique rend impossible l’idée même de l’autofiction. Dans l’une des lettres de rejet Goskino donne la caractéristique suivante de ce projet cinématographique : «... une perception tordue, parfois pathologique de la réalité. La tendance d’établir la solitude humaine, de montrer le délire, le désespoir émotionnel » (S. Paradjanov, Confession : les scénarios, les lettres, Op. cit., pp. 51-52).
[21] Ibid., p. 83.
[22] Voir L. Hm. Abrahamian, Toward a Poetics of Parajanov’s Cinema, dans Armenian Review, 47.3-4 / 48.1-2, 2001-2002, pp. 67-68.
[23] S. Paradjanov, Confession : Les scénarios. Les lettres, Op. cit., pp. 15-16.
[24] Voir sur l’autofiction et philosophie du cinéma de Gille Deleuze dans Th. Carrier-Lafleur, « L’aventure de l’autofiction, cinéma et littérature », Autofiction.org (consultée le 22 août 2018.
[25] Le procès de Paradjanov a eu lieu le 25 avril 1974. Un peu plus tard, dans une lettre datant du 22 juin 1974, il demande à ses proches de lui envoyer « des enveloppes, du papier, des crayons de couleur, du papier carbone, des ciseaux … » (S. Paradjanov, Lettres du prisonnier, Erevan, La Cinémathèque arménienne, Musée de Sergueï Paradjanov à Erevan, 2000, p. 17).