
Sténopéphotographie  et informe : 
    vers la forme manquée
(Une recherche menée à partir 
de la pratique plastique  de l’auteur)
  - Sabine Dizel
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Les dérapages de la création – tels qu’ils dérivent d’un manque de contrôle subi ou recherché –, les attaques portées à la forme – forme manquée – mettent au jour des formes monstrueuses qui ne sont peut-être que la forme excessive de l’imagination de l’auteur. La démarche met en avant le caractère subjectif de la perception, s’appuyant sur une appréhension singulière de la réalité, dont les insuffisances rejoignent sans doute les imperfections des sténopéphotographies. Celle-ci pousse la forme dans ses retranchements, tutoyant l’informe, produisant l’étrange comme le monstrueux, quelque chose d’autre et d’inattendu : forme à la marge.
De la mélancolie à la forme décevante
      La forme serait-elle malade ? La tendance à  l’informe, à la production de formes monstrueuses, de formes manquées semble  renvoyer au diagnostic de la mélancolie. A moins que l’image ne se joue de  petites déceptions, voire de petites tromperies. Plus proche cependant de  l’expérimentation à tout crin, au péril de l’informe, quitte à ruiner l’image,  que d’un état d’abandon propre à la mélancolie, la démarche demeure plus active  que passive, militante. Les altérations de la forme ne sont pas subies, elles  sont activement recherchées. Comme l’affirme Michel Jaffrennou, « Si l’art  ne m’amusait plus, je n’y jouerais plus » [24].
      Les expérimentations avec sténopés tiennent en effet d’un jeu dont les règles sont sans cesse  réaménagées. Malgré cela, une certaine médiocrité revendiquée à la fois pour  les appareillages et les images, en décalage avec les pratiques les plus  courantes de la photographie, révèle sans doute une part de pessimisme ou du  moins une défiance devant le recours généralisé à des moyens de production sophistiqués,  dans une apologie des innovations technologiques. La modestie des moyens mis en  œuvre, la pauvreté des résultats obtenus servent alors de déclencheur pour une  rêverie qui se glisserait dans la photographie par les brèches ainsi ouvertes  dans l’image (fig. 7).
      Le spectateur est confronté à bien peu de  chose : des images de faible définition ou de qualité médiocre, peu  lisibles et qui semblent se refuser à toute lecture. Le bricolage plus ou moins  malhabile d’appareillages photographiques et les maladresses de l’opérateur à  la prise de vue semblent trouver leur raison dans la recherche d’un résultat mal fichu, entre obsession de mal faire  et posture de l’artiste déprimé. « Cadrages décalés, flous, découpes et  mises en série, issus de la pauvreté technologique ou nés de la vision d’un  photographe s’étant défait de son métier, brouillent la lisibilité immédiate au  profit d’une relation brute, spontanée, au réel et à soi ». Les effets  propres aux pratiques pauvres de la photographie « déprécient l’évaluation  traditionnelle de l’image par ses critères techniques et esthétiques »,  relèvent Jean-Marie Baldner et Yannick Vigouroux [25].
       L’image des sténopés bave et déborde du cadre, se  brouille au centre, fond littéralement sous la lumière, se confond dans des  monochromes improbables. Parfois, l’on peine à identifier une photographie.  Sans doute la démarche affiche-t-elle ainsi une préférence pour l’ailleurs  inconnu de l’expérience devant des formes plus maîtrisées de la photographie.
        Le sténopé serait-il subversif ? L’on se joue  des codes de l’image photographique : des notions clefs telles que le  cadrage, la mise au point, la ressemblance sont bousculées. Entre réaction à  l’efficacité technique et abandon à une forme de médiocrité, c’est un certain  désenchantement qui s’exprime. Suivant Bruno Guiganti, il s’agit là  d’« une esthétique qui expose crûment et ostensiblement sa faiblesse, son  inconsistance, son inaboutissement » [26].  Elle  repose sur l’idée de décept, « retournement  d’un sentiment de frustration, la déception, en critique de ce qui l’a  provoqué. » La déception ressentie devant l’œuvre permet à la critique  d’émerger : « J’attendais quelque chose de cette œuvre, je suis déçue,  elle ne correspond pas à ce que j’en attendais : mais cette déception même  me montre l’inanité de ce que j’attendais, de mes préjugés, de mes idées  reçues. De la précarité de mes certitudes, de leur manque de fondement, une critique  de mes croyances émerge » [27].
        Si la démarche demeure entachée d’une part de  mélancolie, qu’elle reflète d’une certaine manière les tendances à la  dépression et à la subversion présentes dans l’art contemporain, la  sténopéphotographie ainsi pratiquée tend au décept. L’informe, la forme monstrueuse, la forme  manquée introduisent de petites déceptions propres à appuyer une attitude  critique vis-à-vis de l’image photographique. Avec une certaine désinvolture, à  la manière des créations iconoclastes de l’Art Brut, le sténopé se joue des  conventions et des formes les plus courantes de l’image photographique, au  risque d’images déceptives et pour le  simple plaisir de l’expérimentation.
[24] Fl. De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, op. cit., p. 631.
    [25] Les auteurs en donnent la définition suivante : « Photo  pauvre : en référence à l’Arte povera italien de l’après-Seconde Guerre  mondiale, ce terme a été utilisé pour qualifier dès la décennie 1980 des  pratiques photographiques employant des appareils photo amateurs tels que les  jetables en plastique, voire des appareils réalisés soi-même, comme les  sténopés », J.-M. Baldner,  Y. Vigouroux, Les Pratiques pauvres, du sténopé au téléphone mobile,  Ithsmes Eds, « pole photo », 2005, p. 81 (Glossaire) et pp. 14-18.
    [26] B. Guiganti, « L’art à l’ère de la dilution  de son concept : ‘décept’ et relativisme esthétique », Argument, automne 2003-hiver 2004, vol. 6, n° 1, (consulté le 25 juillet 2017).
    [27] A. Cauquelin, L’Exposition de soi.  Du journal intime aux Webcams, Paris, Eshel Editions, « Fenêtres  sur », 2003, p. 89.
