
Sténopéphotographie  et informe : 
    vers la forme manquée
(Une recherche menée à partir 
de la pratique plastique  de l’auteur)
    - Sabine Dizel
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Fig. 1.  S.  Dizel, Les Dormeurs, 2003 

Fig. 2. S. Dizel, Le manteau 
      de l’Etredeux, 2009 

      Les sténopéphotographies qui font l’objet de cette  recherche mettent au jour le dispositif photographique utilisé, soulignant l’aspect  aléatoire de la prise de vue, opérant dans un double mouvement la mise à mal de  l’appareillage et celle des images ainsi obtenues. L’image s’ouvre à l’informe  dans le creux de la rêverie, puissant moteur de création.
      La camera  obscura, dispositif rudimentaire de prise de vue sans objectif, construite  de toutes pièces ou constituée de morceaux d’appareils photo démontés, ne conserve  de l’appareil photographique que ses composants « essentiels » :  un contenant étanche à la lumière, un trou minuscule en guise d’objectif – le sténopé  – et une surface photosensible insérée en fond de boîte face à cet orifice. Le  sujet photographié apparaît déformé au point de n’être souvent que difficilement  identifiable, voire partiellement occulté par des impressions parasites. Dès  lors, les sténopés suggèrent plus qu’ils ne représentent dans un émiettement de  la vision propre à bousculer et à désorienter le spectateur.
      Les expériences menées avec l’appareillage et  l’image photographique tiennent ici d’exercices de style avec le medium. Varier  les conditions de l’expérience permet de se réapproprier le dispositif de prise  de vue, dans l’idée de mettre en avant la subjectivité de l’opérateur. Devant  le résultat, le plus souvent inattendu, une photographie à la définition  inhabituelle, l’image semble dire : vous serez déçus car ce n’est pas ce  que vous attendiez. Que peut-on reconnaître ici ? Qu’est-ce qui est donné  à voir ? Comment se retrouver dans les sensations (visuelles) d’un  autre ? L’image photographique se délite, tend à l’informe.
La tentation de l’informe
      La forme se présente comme l’ensemble des  contours d’un objet, partant, l’apparence extérieure qui donne à cet objet son  originalité, sa spécificité. Il s’agit ici de refuser la forme la plus courante  de l’image photographique : nette, bien exposée, cadrée, ressemblant au  sujet photographié. Outre divers effets d’anamorphose, les altérations subies  par les images sténopéphotographiques surviennent à plusieurs niveaux : cadre  débordé, s’effrangeant sur les bords ou réduit à un halo de lumière, sujet  brouillé, entremêlé avec le fond, parfois assailli d’éléments parasites,  présence de dominantes ou de distorsions colorées (fig. 1).
          Du fait de son optique sommaire, pinhole ou trou d’épingle en anglais, les  rayons lumineux sont dirigés avec une moindre précision que dans le cas d’un  objectif composé d’un groupe de lentilles, corrigé pour limiter les aberrations  et obtenir une netteté optimale, imprimant de ce fait un léger flou de mise au  point, une certaine douceur à l’image. Nombreux sont les distorsions de  l’image, effets d’optique, aberrations telles que celles produites par les  miroirs et les lentilles propres à déformer les objets. Les longues  expositions, parfois décomptées en minutes ou en heures, occasionnent un effet  de « bougé » caractéristique du procédé. Les sténopés oscillent entre  images déformées et images difformes. Images déformées car la forme en est  altérée au point que l’image ne ressemble plus que de façon lointaine au sujet  photographié, ce dernier ne pouvant parfois même plus être identifié. Images  difformes car elles n’ont pas la forme et les proportions habituelles pour des  photographies.
          Ces déformations tendent à l’informe :  ce qui n’a pas de forme propre, mais encore ce dont on ne peut définir la forme  ou ce dont la forme n’est pas achevée, imparfaite, ébauchée. Les imperfections  du procédé sont ici prétexte à suggérer de menues impressions visuelles, tels  que phosphènes, phénomènes visuels périphériques, réminiscences d’images rêvées.  La recherche de formes d’images inédites pousse ici à expérimenter sans cesse, variant,  d’un projet à l’autre, à la fois les supports photosensibles, de l’argentique  au numérique, et les camerae obscuræ,  de la boîte noire construite de toutes pièces aux appareils photo réadaptés. Cependant  les distorsions lumineuses ainsi recherchées et obtenues relèvent surtout d’une expérimentation, plus exactement, d’une observation de la captation même de la lumière par les différents supports photosensibles, en quelque sorte brûlés par  la lumière, parfois jusqu’à l’absence d’image, l’émulsion ou le capteur étant  attaqué par la lumière… jusqu’à obtention d’une image informe.
          Il s’agit alors  de transgresser la forme, comme le suggère Georges Bataille dans la revue Documents.  Transgresser la forme n’amène pas à la nier mais à revendiquer l’informe : 
Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non- formes, mais plutôt s’engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour […] [1].
L’art de « cuisiner » l’appareillage, si caractéristique du sténopé, s’accommode d’un tel travail exercé sur la forme. Violence est faite à la fois au boîtier photographique et à l’image, assaillie de poussières, bombardée de photons, déformée, confuse en son centre et débordant sur les côtés : « La transgression n’est pas un refus, mais l’ouverture d’une mêlée, d’une ruée critique, au lieu même de ce qui se trouvera, dans un tel choc, transgressé » [2]. Les expériences menées à partir de l’appareillage photographique visent à se défaire de la forme habituelle de l’image : la transgresser, c’est tout remettre à plat, du format jusqu’au sujet des photographies. L’assaut mené contre la forme prend l’allure d’un combat mené contre les usages en matière de photographie (habitudes de cadrage, formats, qualité de l’exposition, ...) (figs 2 et 3). L’on rejoint la tâche qu’assignait Bataille à l’informe : « Défaire les catégories formelles, nier que chaque chose ait sa forme propre, imaginer que le sens est devenu sans forme » [3]. L’expérience finit par trouver son sens en elle-même, au péril de l’informe. « Lorsque l’expérience a lieu, il n’est plus question ni de peinture, ni de photographie, ni de poésie, il n’est plus question que d’expérience » relevait justement le photographe Carl Chiarenza dans la revue Aperture en 1958 [4].
[1] G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou Le  gai savoir selon Georges Bataille, Paris, Macula, « Vues », 1995,  p. 21.
  [2] Ibid.,  p. 20.
  [3] R. Krauss, « Corpus Delicti », dans Explosante  fixe. La photographie et le surréalisme, 1985, p. 65.
  [4] « Once the experience occurs there is no longer a  painting or a photograph, or a poem, there is only the experience », C.  Chiarenza, « Barriers to the  Experience of Photographs », Aperture, 6 : 2, 1958, pp. 90-91.
