
Sténopéphotographie  et informe : 
    vers la forme manquée
(Une recherche menée à partir 
de la pratique plastique  de l’auteur)
  - Sabine Dizel
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Fig. 4. H.  Michaux, Grande tache 
      grise, v.  1955-1956 

Mutations de la forme
     Partant du matériel photographique même, démonté et  reconstruit, exploré, trituré comme un matériau brut, la démarche poursuit  certaines visées de l’informel : « Exalter les propriétés et les  puissances du matériau, celui-ci apparaissant comme un antidote aux contraintes  de la forme » [5]. Les caractéristiques physiques, optiques des  différents dispositifs combinant sténopé et photographie étant exploitées dans  le sens d’un renouvellement des images, les possibilités techniques du  dispositif permettent de rechercher un au-delà de la forme, c’est-à-dire de  dépasser d’éventuels stéréotypes. En effet, les prérequis ne trouvent  plus de justification lorsque les conditions de l’expérience changent  radicalement. Les potentialités du matériel, libérées d’une possible intention  de l’opérateur, ne sont plus dès lors mises au service d’idées préconçues mais  débouchent sur une forme d’imaginaire machinique : enregistrement fidèle  des conditions de l’expérience. L’imagination de l’opérateur intervient en  amont – pour la conception du sténopé – ou en aval – concevoir de nouveaux  projets en fonction des résultats obtenus.
            « Eau de l’aquarelle, aussi immense qu’un lac,  eau, démon-omnivore, rafleur d’îlots, faiseur de mirages, briseur de digues,  débordeur de mondes… » : dans les aquarelles d’Henri Michaux la forme  se dilue et l’image fuit en tous sens, débordant l’intention de l’auteur de  même que l’image-sténopé dérape, s’échappe également. Les contours, linéaments,  îlots de l’aquarelle « partent à la nage de tous côtés, écrivait Henri  Michaux, entraînant mon sujet vers un flou qui ne cesse de se dilater ou de  déraper, surface de dissolution, de divergence et de distorsion, en route vers  une re-absurdité qui me laisse béant sur la rive » [6] (fig. 4).
            Dans les sténopéphotographies, les contours du  sujet photographié paraissent se dissoudre dans la lumière. La douceur des  couleurs, la perte de repères spatiaux – souvent on ne sait plus distinguer le  haut du bas, l’image peut être regardée dans tous les sens –, l’aspect flou de  l’ensemble brouillent toute lecture. Les déformations internes de l’image  photographique semblent l’entraîner dans un mouvement désordonné, en  tous sens. L’insaisissable sujet photographié devenant secondaire, la  représentation ne conserve plus qu’une lointaine ressemblance avec la  réalité : l’image fuit de tous côtés. Forme mouvante, la tache de lumière  des sténopés s’applique à représenter un sujet en proie à de permanentes  transformations, sujet aux contours labiles et indécis. Les fluctuations de la  forme de l’image photographique semblent ainsi rappeler cette réflexion  d’Aristote suivant laquelle « [l]a substance est bien plutôt le sujet  primordial auquel toutes ces modifications appartiennent » [7].
      Le sujet apparaît comme lieu de mutations, l’image  qui en est donnée n’a plus rien de définitif. Dès lors, il se conçoit dans ses  transformations. La forme apparaît comme une des possibilités de la matière.  Elle est « cette partie des êtres qui, n’étant pas actuellement telle  chose individuelle et déterminée, l’est cependant en puissance » [8]. 
      Une telle conception semble parfaitement convenir  aux sténopés, images imprimées de mouvement dans lesquelles les respirations de  l’opérateur ainsi que celles du sujet photographié demeurent sensibles au  travers de légers flous de « bougé ». L’écoulement du temps devient  perceptible dans la photographie. L’image finale semble concentrer une  succession d’impressions entraperçues pendant les longues expositions en une  seule image légèrement confuse. Le mouvement du monde extérieur paraît entrer  dans la chambre noire des XVIIe-XVIIIe siècles, poste d’observation pour un  spectateur aux aguets.
      Les figures se mêlent au fond ou disparaissent dans  des éclats de lumière laissant à peine deviner ce qui a pu être  photographié : les sténopés paraissent se dissoudre dans la lumière trop  vive, telle une brûlure sur la surface sensible, à la manière de La Nébuleuse de Raoul Ubac, dont le négatif fut brûlé, fondu à la chaleur d’un brûleur. La lumière participe maintenant de  l’image autant que le sujet photographié, précipitant celle-ci dans ce que  Rosalind Krauss appelle l’« informe  photographique », obtenu par l’exploration de « l’infrastructure  technique du procédé photographique », l’image étant soumise à une série  d’assauts chimiques ou optiques [9]. Les attaques de la lumière sur les sténopés  renvoient à l’idée d’une dévoration de l’image, évoquant le travail des formes  cher à Bataille. Parfois, il ne subsiste pour toute image que la trace d’une  brûlure intense [10] : « suprématie sans contours de la  lumière » [11] (fig. 5).
 
            L’informe s’insurge contre la forme. Il est  « tout ce qui, encore, sera allé et continue d’aller vers la  non-catégorie, la déperdition des repères de l’esthétique formelle tels que  verticalité, stabilité, harmonie, unité », relève Paul Ardenne [12]. 
            Mais il ne faut pas perdre de vue cette  évidence : « L’informe, assurément, est une forme aussi »,  quoique atypique [13]. Elle n’est pas la bonne forme ; elle est  d’abord informe en dérogeant aux habitudes de représentation de l’époque. Dans  cette perspective, l’informe se présente « comme avatar finalement  insaisissable de la forme » [14], une « nature toujours fuyante »,  échappée hors des carcans de la forme, en toutes directions, de sorte que le  concept d’informe lui-même se laisse difficilement circonscrire. Si l’informe  manque de repères propres à délimiter ses contours – c’est un comble –, il se  définit justement dans ce double mouvement : notion fuyante aux contours  imprécis, il s’attache à des objets eux aussi gagnés par le doute, se dérobant  à toute emprise. Visions éphémères pour des images labiles, ici les images  n’ont pas de forme fixe. Rien n’est définitif. Il ne peut plus être question de  « ça a été » : tout est à peine et peut-être. Il n’y a là pas  grand-chose à quoi l’on puisse s’accrocher. L’image photographique est alors  informe par indétermination. Elle rappelle que la forme de l’image numérique n’est  qu’un moment « d’une image-matrice qui cache, ou retient, infiniment plus  qu’elle ne montre » [15]. Toutes les possibilités demeurent ouvertes. Le  sujet transparaît au travers de multiples apparences et l’œuvre se révèle  « capable de se réaliser sous différentes formes » [16]. L’image se décline follement.
      Le sujet en proie à transformations chez Aristote  trouve ici un écho dans des formes saisies dans leur mouvement. Il n’est plus  besoin de contours et de contenu précis. Il suffit de suggérer. Les différentes  formes que peut adopter le sujet correspondent à autant de possibilités de  l’incarner.
[5] Après 1945, de nombreux courants artistiques, tenants du Tachisme, de  l’Art Brut, de l’Action Painting ou de l’« art autre », se sont  attachés à l’informel. Fl. De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris,  Larousse, « In extenso », 2004,  p. 280.
  [6] H. Michaux, Passages, « En  pensant au phénomène de la peinture », Paris, Gallimard,  « L’imaginaire », 1950, p. 110.
  [7] Selon Aristote, la matière et la forme sont constitutives de la substance  des choses : « Le sujet (…) semble être plus particulièrement substance.  Sous ce rapport, on l’appelle d’abord la matière ; puis à un autre point  de vue, on l’appelle la forme ; et en troisième et dernier lieu, c’est le  composé, que constituent, toutes deux réunies, la forme et la matière. La  matière, c’est par exemple l’airain ; la forme, c’est la figure que revêt  la conception de l’artiste ; et l’ensemble qu’elles produisent en se  réunissant, c’est, [en fin de compte,] la statue » (La Métaphysique, 1991, p. 233 (Livre Z, chapitre III).
  [8] Ibid., p. 284  (Livre H, chapitre I).
  [9] Divers moyens mécaniques permettent également de rechercher l’informe,  tels que la rotation de l’appareil photographique. Le fait de basculer le corps  humain de son axe vertical vers un axe horizontal devient un truc pour suggérer  une certaine animalité. Voir R. Krauss, op.  cit., p. 65.
  [10] En réalité, cependant, le terme de brûlure est impropre : en effet,  même en cas de surexposition assez importante de la photographie, le capteur  continue à enregistrer des informations qu’il est en général possible de  récupérer (sa courbe de réponse est linéaire). L’on parlera de brûlure pour les  zones irrécupérables de l’image (blancs crevés qui ne contiennent plus  aucune information). L’excès d’exposition se manifeste encore par d’autres  effets secondaires : le smear et  l’éblouissement (blooming),  respectivement une raie blanche striant la photographie et un effet de liseré  coloré aux alentours d’une zone surexposée. « Lorsque le puits de potentiel d’un pixel a atteint sa capacité  maximale en électrons (…), il ne peut plus recueillir d’information  supplémentaire. Si l’exposition continue à augmenter, les électrons créés  débordent du puits et ‘polluent’ les pixels ou les structures voisines en  créant ainsi des informations parasites dans l’image »; R. Bouillot, Cours de photographie numérique. Principes,  acquisition et stockage, Paris, Dunod, « Audio vidéo », 2003, p. 83.
  [11] P. Klee, Ecrits  sur l’art, t. 1, « La pensée créatrice », Paris, Dessain et Tolra, 1973-1977, p. 10.
  [12] P. Ardenne, « L’informe mode d’emploi, dont la  photographie », dans La Recherche  photographique, printemps 1997, p. 79.
  [13] Ibid.
  [14] Ibid., p. 80.
  [15] E. Couchot, Images, de l’optique au numérique : les arts visuels et  l’évolution des technologies, Paris, Hermès, 1988, p. 193.
  [16] A. Cauquelin, Petit traité d'art contemporain, Paris, Seuil, « Couleur des idées », 1996,  p. 93.
