La photographie dans l’œuvre
critique de Valéry

- Tsukamoto Masanori
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      La matière d’un tableau et celle de son image photographique sont spécifiquement différentes. Ce point de vue permet de ne pas perdre de vue la distance qu’il y a entre l’original et sa photographie. Valéry n’a pas développé les conséquences de « la conquête de l’ubiquité ». Mais nous pouvons imaginer au moins un de ses prolongements logiques. D’après Valéry, la photographie peut réaliser un musée imaginaire de tous les tableaux du monde, justement parce qu’elle ne peut pas reproduire suffisamment la couleur et le relief des originaux. Pour rendre concevable l’énorme musée de la reproduction, il n’est pas nécessaire que la perfection idéale soit atteinte. La photographie contribue à la création du musée imaginaire non en restituant tels quels les originaux, mais en établissant une image incomplète et cependant analogique qui suggère leur existence absente. La photographie n’est alors qu’une sorte de moyen de suggestion, qui renvoie le regard du spectateur à l’œuvre authentique. C’est toujours l’écart entre ce qui apparaît dans la vision et ce qui surgira de cette vision qui attire Valéry dans cette technologie visuelle.
      Nous pouvons vérifier ce dernier point de vue en lisant une réaction imaginaire de Valéry devant son portrait photographique.

 

Quatrain pour photo –
Que si j’étais placé devant cette effigie
Inconnu de moi-même, ignorant de mes traits
A tant de plis affreux d’angoisse et d’énergie
Je lirais mes tourments et me reconnaîtrais [20].

 

      Le poète ne se reconnaît pas devant sa propre image. Pour lui, le moi refuse toujours de prendre quelque forme que ce soit, et il ne se reconnaît pas dans l’image fixée. Et pourtant, cette dernière n’est pas tout à fait un objet inconnu. A travers un certain processus – il s’agit ici de contempler les « plis affreux d’angoisse et d’énergie » –, il arrivera finalement à assumer cette image comme la sienne propre. La photographie est ainsi mise en perpétuelle mutation. D’abord taches informes dans le bain de fixage, elle prendra une certaine forme. Mais même après qu’elle a pris forme, il faudra un certain temps au spectateur pour comprendre ce qui est photographié. La photographie qui paraît fixée sur le papier glacé n’a pas arrêté sa métamorphose ; elle est le déclencheur d’un mouvement mental en perpétuelle transformation.
      En fin de compte, la photographie en tant que reproduction d’une scène réelle, met l’accent sur un décalage analogue à celui entre des taches dans la révélation et des images fixées. La tentative de reconnaître quelque chose dans les images photographiées peut se poursuivre indéfiniment, parce la correspondance entre l’original et les images ne va pas de soi. Il arrive souvent que l’on ne se reconnaisse pas dans ses propres images photographiées. Cette observation n’est pas limitée à Valéry ; elle est même partagée par beaucoup d’écrivains. Marguerite Duras écrit par exemple dans les manuscrits de L’Amant :

 

Je n’ai pas une image donnée de moi ni dans le présent, ni de passé. Toutes les photographies qui ont été prise au cours de ma vie adolescente et adulte, je ne les reconnais pas, ou plutôt je ne m’y « retrouve » pas. J’en retrouve trace dans les yeux, ici, dans les photos de ma petite enfance soit lorsque je ne sais pas qu’on me photographie, soit que je ne connais pas encore l’existence de la photographie [21].

 

La photographie incite le spectateur à retrouver quelque chose du réel. Pour arriver à identifier quelque chose, il faut un certain temps. La temporalité de la photographie consiste de ce point de vue dans l’attente d’un surgissement.
      Le « ça-a-été » de Roland Barthes constitue une qualité indéniable de la photographie. Mais les réflexions de Valéry en révèlent une autre : c’est que l’image suggère une apparition imprévisible. La photographie est en équilibre instable entre ce que les yeux saisissent et un sens défini. Elle exalte les transformations des activités mentales en faisant pressentir le surgissement de quelque chose. Elle possède une double face, à la fois taches sans signification et images d’une réalité passée. Le temps qui s’ouvre entre ces deux aspects est sa marque.

 

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[20] P. Valéry, C, X, p. 491 ; C1, pp. 100-101.
[21] M. Duras, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 2014, p. 1527.