La photographie dans l’œuvre
critique de Valéry

- Tsukamoto Masanori
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      Cet état peut survenir, selon Valéry, non seulement au réveil, mais aussi dans une situation où, sous l’effet par exemple d’une épreuve, il se produit un moment de non compréhension qui nécessite un certain temps pour revenir à soi.

 

Dans une production psychique – Ce qui est instantané c’est le moins Moi / Le Moi personnel demande du Temps, ne vient pas le premier – / Un produit complémentaire, par exemple, n’est pas personnel. Un implexe excité simple comme douleur, choc, ne l’est pas [5].

 

La révélation photographique représente ainsi pour Valéry un état symbolique de ce processus mental où le sujet est forcé de s’écarter de son état équilibré jusqu’à ce qu’il puisse y revenir après un temps plus ou moins long. Lorsque le champ de vision en train d’apparaître n’est pas unifié par une sensation ou par une conscience, le sujet n’est pas encore « le moi », le monde n’est pas encore le monde. Cet ébranlement donné à la perception normale de la vie quotidienne est une qualité que Valéry reconnaît constamment dans le processus du réveil, et par conséquent, dans celui de la révélation photographique.
      Valéry remarque simultanément que l’esprit ne peut rester longtemps dans cet état non unifié, dénué de signification. Il tend à chercher des formes lisibles dans des taches désordonnées, et une signification là où il n’y en a pas : « […] il y a une révélation lente (au sens photographique) et le Moi-personnel se reconstitue et se reconnaît assez longuement » [6]. Le réveil comparé au développement de la photographie montre que l’esprit est capable d’accepter un monde sans signification, défait en une série de fragments illisibles, mais ne peut demeurer indéfiniment dans cet état ; un va-et-vient se produit entre les « sensations pures » et l’état équilibré, dans lequel ce qui surgit dans le champ de vision unifie le monde autour du moi.
      Dans une note, Valéry compare ces taches à des îles apparaissant sur la surface de la mer. « Parfois, la nappe de sommeil se forme par îlots – sur le « monde » – et ils finissent par se joindre – / Il arrive quelque chose d’analogue au réveil, image de la photographie naissante dans le bain – par fragments insignifiants – » [7]. Lorsque la marée se retire, la continuité entre les îles se retrouve et on peut découvrir un chemin qui mène de l’une à l’autre. Il faut ainsi traverser différentes régions intermédiaires pour identifier enfin une cohérence parmi des signes obscurs. La photographie de ce point de vue révèle le décalage entre des dispositions indéchiffrables et des dispositions lisibles. Et, comme l’indique Proust, il nous reste toujours, même après le réveil, des clichés sans sens, faute d’une révélation suffisante.

 

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et aussi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés » [8].

 

« Informe »

 

      Valéry est ainsi profondément fasciné par les taches insignifiantes qui figurent dans le bain de fixage, et par le passage d’un état sans signification à un autre suffisamment développé où apparaissent des formes reconnaissables. D’où vient cet intérêt ? L’état non unifié que révèlent le développement et le réveil, est pour le poète un état fécond qui lui permet de penser autrement ce qui semble constituer le substrat de notre vie quotidienne. Valéry développe ses réflexions sur ce point dans l’examen de ce qu’il appelle l’« informe ».
      De sa première œuvre, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, jusqu’à l’un de ses derniers livres, Degas Danse Dessin, Valéry ne cesse de s’intéresser au processus de décomposition et de reconstitution, attentif à ne pas saisir le monde par concept, mais à s’approcher le plus près possible de ce que les sensations pures perçoivent. Alors apparaît l’informe, « des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n’ont, en quelque sorte, qu’une existence de fait » [9]. La présence de ces masses informes enseignent selon Valéry à « ne pas confondre ce que l’on croit voir avec ce que l’on voit », parce que « les impressions de l’œil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l’éducation première nous a inculqués » [10]. L’informe nous oblige à renoncer à notre vision éduquée et fixée, pour saisir toutes les possibilités que le regard est capable de suivre. Déconstruire la vision ordinaire pour s’ouvrir à un monde plus varié, susceptible de voir se dessiner des formes jusqu’à présent inconnues – telle est la leçon précieuse que nous donne l’informe. « Dire que ce sont des choses informes, c’est dire, non qu’elles n’ont point de formes, mais que leurs formes ne trouvent en nous rien qui permette de les remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance nets. Et, en effet, les formes informes ne laissent d’autre souvenir que celui d’une possibilité… » [11].
      L’image photographique au stade du développement n’est autre que cet informe qui nous fait pressentir le surgissement de quelque chose. Comment donc des taches sans signification prendront-elles forme ? Y a-t-il ici un processus intelligible que l’on puisse retracer de manière consciente ? Les problèmes que pose l’informe ne se limitent pas au seul problème esthétique. Aux yeux de Valéry, tous les produits mentaux peuvent se réduire à cet état de taches insignifiantes, qu’habituellement on reconstitue de telle manière qu’elles se conforment à la connaissance ordinaire. Mais il reste des résidus qui échappent à cette connaissance, et qu’il faut examiner pour arriver à une autre conception de la vie mentale. La révélation photographique nous donne à penser cet état de résidus mentaux, virtuellement capables de prendre des formes inattendues.

 

Peu à peu, çà et là, quelques taches apparaissent. Pareilles à un balbutiement d’être qui se réveille, ces fragments se multiplient, se soudent, se complètent ; et l’on ne peut s’empêcher de songer devant cette formation, d’abord discontinue, qui procède par bonds et par éléments insignifiants, mais qui converge vers une composition reconnaissable, à bien des précipitations qui s’observent dans l’esprit ; à des souvenirs qui se précisent, à des certitudes qui tout à coup se cristallisent ; à la production de certains vers privilégiés, qui s’établissent, se dégageant brusquement du désordre du langage intérieur [12].

 

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[5] P. Valéry, C, XXVII, p. 766.
[6] Ibid.
[7] P. Valéry, C, XX, p. 523.
[8] M. Proust, A la Recherche du temps perdu, t. IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 474.
[9] P. Valéry, Degas Danse Dessin, Œ II, p. 1194.
[10] P. Valéry, Œ II, 1195.
[11] P. Valéry, Œ II, p. 1194.
[12] P. Valéry, « Centenaire de la photographie », Vues, Paris,La Table ronde, 1948, pp. 374-375.