La modernité et l’art de l’apparence.
Quand C. B. rencontre C. G.

- Nadia Fartas
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      Dans ce balancement entre mesure et démesure, Constantin Guys réalise une opération d’extraction, opération complexe mais au rendu simple. C’est cette extraction que Baudelaire a repérée et qui correspond à la modernité. Ainsi avec les voitures Constantin Guys propose-t-il un concentré de modernité. Il ne représente pas des personnes précises, aucun de ses dessins n’est un portrait, il saisit des attitudes, ici il s’agit de celles des riches (« les attitudes du riche lui sont familières » [36]). La voiture elle-même a une attitude, donnée par son allure. « Attitude » rime avec « certitude » comme l’exprime une nouvelle fois Baudelaire à propos de la méthode de Guys : « il sait, d’un trait de plume léger, avec une certitude qui n’est jamais en défaut, représenter la certitude de regard, de geste et de pose qui, chez les êtres privilégiés, est le résultat de la monotonie dans le bonheur ». La « main sûre des coursiers » [37], ces dessins qui suffisent « à coup sûr » à montrer « la puissance de M. G. comme paysagiste » confirment une capacité à l’exactitude. Le trait est repris dans la description faite par Baudelaire de certaines aquarelles où il évoque des « rayons jaunes » (autrement dit la ligne et la couleur), de « minces éclairs » (la ligne et la lumière). Ainsi, le trait, la zébrure, la lumière complexifient le dilué de l’aquarelle, la « monotonie » de ces balancements. Entre le rebord, la limite de la « parure circulaire d’une grande ville » et l’infini de la mer, la modernité est concentrée. Tout comme l’objet voiture vient désigner la modernité, l’ultime section « Les voitures » condense plusieurs thèmes de la vie moderne. De sorte que l’art de Constantin Guys est lui-même une quintessence de la modernité : « il a su concentrer dans ses dessins la saveur amère ou capiteuse du vin de la Vie » [38].
      En outre, avec « Les voitures » Constantin Guys intègre la postérité, c’est-à-dire la notoriété qu’il refuse. Dès la cinquième section intitulée « La modernité », Baudelaire prévient le lecteur que l’artiste dont il parle et qui incarne la modernité souhaite rester anonyme. Cette volonté est le corollaire de la pratique du dessinateur et d’une possibilité de s’infiltrer dans tous les interstices, fugitifs, de la modernité. L’anonymat se confond avec le fugitif pour atteindre l’historique, et cette place privilégiée Constantin Guys entend bien la conserver :

 

Grand amoureux de la foule et de l’incognito, M. C. G. pousse l’originalité jusqu’à la modestie. M. Thackeray, qui, comme on sait, est très curieux des choses d’art, et qui dessine lui-même les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s’en fâcha comme d’un outrage à sa pudeur. Récemment encore, quand il apprit que je me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d’une manière très impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme. J’obéirai humblement à ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n’existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l’auteur doit rester éternellement inconnu [39].

 

L’auteur Baudelaire construit un narrateur-personnage en mettant à distance Constantin Guys, lui-même devenu un personnage de fiction. De la dédicace de « Rêve parisien », poème des Fleurs du Mal, au Peintre de la vie moderne, l’existence de Constantin Guys se trouve paradoxalement affirmée par les initiales. C. G. s’inscrit furtivement et par ironie (« nous feindrons ») dans la tradition des fictions sur l’art, entre Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac et L’Œuvre de Zola. Baudelaire entérine la fiction en prenant son parti, avec humour, par l’insistance sur l’imagination. Au terme du Peintre de la vie moderne, Baudelaire ajoute Constantin Guys dans la liste des peintres de mœurs, tout comme le poète s’ajoutait en anagramme dans « Les Phares ». On se souvient de l’analyse de Philippe Hamon qui distingue « un cas curieux d’auto-muséification, ou d’auto-panthéonisation » dans ce poème dans lequel Baudelaire consacre chaque strophe à un artiste (Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix). L’auteur attire notre attention sur la strophe cinq qui se distingue des autres par la place accordée au nom propre de l’artiste Puget :

 

C’est aussi la seule strophe de la série à comporter une adresse (« Toi qui sus… »), qui implique donc une présence indirecte d’un sujet d’énonciation (un « je »). C’est aussi la seule à comporter une absence de complément (une relative) de lieu (« où…où »). Cette absence de lieu et de première personne explicitement désignée désigne curieusement le lieu d’une présence cachée, celle de l’écrivain, dont le nom propre anagrammatisé et inversé (LERE DE BO / « coLERE DE BOxeur… ») se trouve à la place exacte, à l’incipit de la strophe, justement à la place où aurait dû se trouver le nom propre (Puget, déplacé au vers quatre de la strophe). Le nom de Baudelaire a pris la place de celui de Puget, Baudelaire a pris la place de Puget, s’est inscrit dans le catalogue du Louvre poétique qu’il compose parmi les grands noms de l’art de tous les temps et de tous les pays […].

 

En découle un bouleversement de la généalogie des grands peintres et une modification des partages entre image verbale et image visuelle : Baudelaire « s’est panthéonisé vivant comme producteur d’images à lire au royaume des grands producteurs d’images à voir » [40]. Avec « Les voitures », c’est à un nouvel artiste que Baudelaire donne une place dans la généalogie des producteurs d’images à voir. Constantin Guys, artiste modeste qui voulait rester anonyme, élargit ainsi le genre du trait, celui du dessin et de la caricature : « Ses oeuvres seront recherchées par les curieux autant que celles des Debucourt, des Moreau, des Saint-Aubin, des Carle Vernet, des Lami, des Devéria, des Gavarni, et de tous ces artistes exquis qui, pour n’avoir peint que le familier et le joli, n’en sont pas moins, à leur manière, de sérieux historiens » [41]. De sorte qu’aux riches passagers des voitures, s’ajoute la vie ordinaire représentée par les peintres de mœurs.
      Avec « Les voitures », l’anonyme Constantin Guys est autant point d’arrivée que point de départ d’une nouvelle manière de penser et de peindre, tout comme la modernité implique un balancement entre les polarités, entre distance et appartenance. La voiture-parure boucle ainsi la visite du musée personnel que Baudelaire, collectionneur de Guys, déroule au lecteur du Peintre de la vie moderne, musée qui prend le relais du musée du Louvre mentionné au début de l’essai. Baudelaire regrettait alors que les visiteurs, y compris les artistes, « passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant des tableaux très intéressants quoique de second ordre, et se plantent rêveurs devant un Titien ou un Raphaël, un de ceux que la gravure a le plus popularisés » [42]. A l’issue de l’essai, Baudelaire a réussi à mettre en avant la peinture du présent, lié à l’extérieur et au paraître. En outre, c’est à la faveur d’un dialogue entre le texte et l’image, entre le poète et l’artiste, que le nouage entre apparence et modernité est mis en évidence.

 

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[36] Ibid., p. 722.
[37] Ibid., p. 723.
[38] Ibid., p. 724.
[39] Ibid., p. 688.
[40] Ph. Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, « Les essais », 2007 (édition de 2001 augmentée), pp. 110-111.
[41] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 724.
[42] Ibid., p. 683.