La modernité et l’art de l’apparence.
Quand C. B. rencontre C. G.

- Nadia Fartas
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Fig. 5. P. A. Leboux de La Mésangère,
Costume de Paris

Fig. 6. C. Guys, Couple en costume de 1860

Fig. 7. C. Guys, Jeune femme
relevant sa jupe...

Fig. 8. C. Guys, Réunion de nombreux personnages...

Fig. 9. C. Guys, Dans la rue, vers 1860

Fig. 10. C. Guys, Calèche

Fig. 11. C. Guys, Trois femmes dans une calèche

Fig. 12. C. Guys, Carosse

      La lecture des occurrences de la modernité est renouvelée par la trame du vêtement. La dimension concrète de la modernité, qui relève alors de l’expérience, est dévoilée sous un autre point de vue. Si « la moire antique », « moire dont le dessin est grand » selon le Littré, est un tissu à la mode, en témoigne le journal Le Conseiller des dames et des demoiselles de février 1863 (fig. 4 ), le mot moire implique le mouvant puisqu’il désigne un apprêt qui « communique un éclat changeant, une apparence ondée et chatoyante » (Littré) aux étoffes. Hippolyte Taine, adepte des théories de l’hérédité, s’en inquiète. Se retrouve en effet dans ses Leçons professées à l’Ecole des beaux-arts une critique des « peintres de la moire antique et du satin » :

 

A côté des journalistes de la plume, il est le journaliste du crayon, il peut avoir beaucoup de talent et d’esprit, mais il ne s’adresse qu’à un goût passager ; dans vingt ans ses habits seront démodés. Beaucoup d’esquisses de ce genre qui, en 1830, étaient vivantes, ne sont plus aujourd’hui qu’historiques ou grotesques. Nombre de portraits, dans nos expositions annuelles, ne sont que le portrait d’une robe, et, à côté des peintres de l’homme, il y a les peintres de la moire antique et du satin [28].

 

Au rebours de cette conception rétrécie d’une superficielle surface, Guys valorise le vêtement car celui-ci se confond avec le mouvement. Après avoir, au tout début de son essai, fait l’éloge d’une « série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat » [29] – il s’agit des gravures de Pierre La Mésangère (fig. 5) –, après avoir développé des réflexions générales sur l’art, Baudelaire en arrive au point précis du grain, à la matérialité de l’art, de l’image, du tissu et, par là-même, via le vêtement contemporain, à l’épaisseur du présent. La forme que prend le corps avec le vêtement, la courbure singulière des tissus, ou encore la fixation d’une rencontre fugitive, telle que la décrit Baudelaire dans le poème « A une passante », visent là encore l’attitude de sorte que le vêtement s’efface : il s’agit d’exprimer et de traduire la modernité, plutôt que de représenter le vêtement, exact (figs. 6, 7, 8 et 9).
      Offrir une consistance au présent, en mettant en évidence la surface, sans l’opposer à la profondeur, c’est offrir une consistance au réel en abolissant toute idée d’arrière-monde. Un autre objet, la voiture, met en évidence la place accordée à la surface dans la modernité baudelairienne.

 

La nature-parure et la voiture-parure ou de l’artifice moderne

 

      La treizième et dernière section du Peintre de la vie moderne intitulée « Les voitures » est rarement mentionnée. Elle contribue pourtant à la compréhension de la modernité baudelairienne dans le rapport qu’elle entretient à l’artifice. Consacrées au monde des « êtres privilégiés », « Les voitures » marquent une frontière tout en appartenant à la modernité, ce dont les premiers mots attestent : « Ainsi se continuent, coupées par d’innombrables embranchements, ces longues galeries du high life et du low life. Emigrons pour quelques instants vers un monde, sinon pur, au moins plus raffiné » [30].  Plus encore, avec « Les voitures », Constantin Guys développe un nouvel aspect de son talent par la manière singulière de saisir des formes en mouvement dans l’espace. Selon Baudelaire, l’artiste ne peut qu’être attiré par « la série de figures géométriques que cet objet, déjà si compliqué, navire ou carrosse, engendre successivement et rapidement dans l’espace » [31]. La ville moderne, ou plus précisément sa périphérie, est traitée comme un paysage dont il convient de saisir et la familiarité et la préciosité : « […] il ne s’agit plus des terrains déchirés de Crimée, ni des rives théâtrales du Bosphore ; nous retrouvons ces paysages familiers et intimes qui font la parure circulaire d’une grande ville » [32]. La modernité est donc liée autant à une manière de penser le temps qu’à une manière de penser l’espace.
      Ultime parure de la femme, du dandy, et de tout le personnel de la vie moderne, la voiture s’avère adéquate à l’exploration de l’espace de la modernité. Elle protège, enveloppe et transporte :

 

Tantôt ce sont des haltes et, pour ainsi dire, des campements de voitures nombreuses, d’où, hissés sur les coussins, sur les sièges, sur les impériales, des jeunes gens sveltes et des femmes accoutrées des costumes excentriques autorisés par la saison, assistent à quelque solennité du turf qui file dans le lointain ; tantôt un cavalier galope gracieusement à côté d’une calèche découverte, et son cheval a l’air, par ses courbettes, de saluer à sa manière. La voiture emporte au grand trot, dans une allée zébrée d’ombre et de lumière, les beautés couchées comme dans une nacelle, indolentes, écoutant vaguement les galanteries qui tombent dans leur oreille et se livrant avec paresse au vent de la promenade.

 

Ainsi est-il plus question de balancement que de vitesse (le mot n’est pas employé dans cette section) dans ce mouvement de la vie moderne. La nature est excédée : en cadence, avec élégance, la voiture-parure surgit dans le paysage de la vie moderne (figs. 10, 11 et 12). Or le projet poétique de Baudelaire est notamment avec les Tableaux parisiens, Le Spleen de Paris et Le Peintre de la vie moderne, d’extraire la poésie du nouveau paysage de la ville moderne. La voiture-parure-allure peut en être l’emblème : « Dans quelque attitude qu’elle soit jetée, avec quelque allure qu’elle soit lancée, une voiture, comme un vaisseau, emprunte au mouvement une grâce mystérieuse et complexe très difficile à sténographier ». Le sujet détaché, « une voiture », est orné par les virgules. Cet ornement est joint à l’idée de balancement que l’on retrouve dans la ponctuation, les points-virgules (« point affaibli ou virgule renforcée » [33]), les adverbes et conjonctions (« tantôt », « ou », « et ») qui rythment cette dernière section du Peintre de la vie moderne. La voiture autorise l’entremêlement de la nature et de l’artifice : « La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu’au menton et déborde comme une vague par-dessus la portière ». La nature (« une vague », elle-même annoncée et redoublée par l’adverbe « vaguement »), c’est-à-dire le comparant, est mêlée à l’artifice, lequel fait émerger le sens du toucher, en alliant différentes textures sensuelles, qui relèvent autant de l’animalité que de la douceur et du vaporeux, de l’épaisseur et de la transparence. Nature et artifice débordent ensemble. Mais si la caractéristique de la vague est de se briser, elle est aussi de se renouveler sans cesse : elle figure l’indéterminé. Baudelaire retrouve dans la mer une image privilégiée, lieu de l’infini et de l’éternel : « La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame » [34]. La mer produit ce même « infini dans le fini » [35] qu’il extrait des tableaux de Delacroix. Toutefois, loin des images romantiques, le poète ne va pas jusqu’à projeter ses états d’âmes dans le paysage, ce dont témoignent les constructions pronominales associées aux objets, aux choses et aux événements : « Dans cette série particulière de dessins se reproduisent sous mille aspects les incidents du sport, des courses, des chasses, des promenades dans les bois », « ses retraites se remplissent de brumes automnales, d’ombres bleues, de rayons jaunes, d’effulgences rosées, ou de minces éclairs qui hachent l’obscurité comme des coups de sabre ». Là encore, entre l’ombre et la lumière, le vaporeux et le cinglant, la poétique des contrastes trahit les qualités d’une nature plurielle, illimitée et artificialisée.

 

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[28] H. Taine, De l’idéal dans l’art. Leçons professées à l’Ecole des beaux-arts, Paris, Germer Baillière, 1867, p. 72.
[29] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 684.
[30] Ibid., p. 722.
[31] Ibid., p. 724.
[32] Ibid., p. 723.
[33] M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 146.
[34] Ch. Baudelaire, « L’homme et la mer », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, t. I, édition de Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 19.
[35] Salon de 1859, OC, II, Op. cit., p. 636.