La modernité et l’art de l’apparence.
Quand C. B. rencontre C. G.

- Nadia Fartas
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      « Venger l’art de la toilette des ineptes calomnies dont l’accablent certains amants très équivoques de la nature » [1] : c’est en ces termes que Baudelaire conclut le texte intitulé « La femme », l’une des treize sections de son essai Le Peintre de la vie moderne. La formulation de ce programme permet d’engager, par la suite, la fameuse section consacrée à l’« Eloge du maquillage ». L’art de l’apparence relève donc de la modernité. En effet c’est dans ce même essai que Baudelaire appréhende les traits d’une notion encore nouvelle, censée recouvrir les caractéristiques de l’époque dans laquelle il vit : la modernité [2]. Plus précisément la modernité, la part de transitoire que toute forme d’art doit savoir allier à l’éternel, c’est-à-dire au permanent, désigne une manière d’être, voire une « attitude » [3] : il s’agit de donner forme au présent, sans céder toutefois au culte de l’instantanéité. C’est pourquoi cette temporalité demande une attention particulière. Dès lors le paraître se dissocie du superficiel, il participe au contraire de la manière de vivre la modernité, c’est-à-dire de se rendre présent. Cependant, la prise en considération du présent ne s’oppose nullement à l’histoire et cette épaisseur du présent le poète a su la trouver dans les dessins de Constantin Guys dont il extrait la nouveauté ; essai sur la modernité, Le Peintre de la vie moderne est également un texte de critique d’art, dans lequel le poète décrit et les œuvres et la technique du dessinateur-reporter. L’entrée dans cet essai se confond avec une entrée dans un musée, celui du Louvre.
      On se propose ainsi de montrer comment les dessins de Constantin Guys, qui saisit la mode autant que les aspérités de la vie moderne, permettent à Baudelaire de cerner l’art de l’apparence propre à la modernité, en sorte que les hiérarchies inhérentes aux polarités être-paraître, apparence-profondeur, s’en trouvent dissoutes. C’est que le dénigrement de l’apparence, via celui de la toilette ou de la parure, relève d’une déjà longue histoire, qui prend notamment ses sources dans la critique platonicienne de l’art et de l’image tout autant que dans la critique de l’ornement dont la rhétorique [4] est l’objet. Au rebours de cette tradition, Baudelaire met en évidence le grain du vêtement, c’est-à-dire de la surface, qui se confond avec l’épaisseur du présent. L’étude de l’apparence s’avère riche et complexe, en témoignent les chapitres consacrés aux femmes et au dandy, mais on choisira ici de l’éclairer par l’angle peu étudié des « Voitures », section qui clôt Le Peintre de la vie moderne. La voiture atteste en effet de la nouvelle place accordée à la parure dans la modernité : elle participe d’une nouvelle nature. L’art singulier de l’anonyme Constantin Guys met ainsi en évidence une esthétique du cerne qui dialogue avec la poétique de Baudelaire afin de donner consistance à l’apparence dans la modernité.

 

Le grain du vêtement : la modernité et la « qualité essentielle de présent »

 

      La modernité exprime un nouveau rapport au temps. C’est que se développe au XIXe siècle « une conscience aiguë de l’historicité du présent » [5] : les artistes et écrivains constituent des mouvements – romantisme, réalisme, etc. – en même temps qu’ils les pensent, tandis que ces mêmes mouvements acquièrent « une reconnaissance publique quasi simultanée », précise Bernard Vouilloux. Baudelaire, quant à lui, enjoint aux artistes de donner une nouvelle consistance au présent : « le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent » [6].
      La portée de l’essai de Baudelaire et l’importance accordée au présent dans la modernité sont notamment mises en évidence par l’attention que la philosophie prête et à l’un et à l’autre. Le Peintre de la vie moderne permet à Michel Foucault de lire sur de nouveaux frais l’opuscule de Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, dans lequel le philosophe aborde le présent en tant qu’objet philosophique tout en formulant la nouvelle condition qui s’offre aux hommes : « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. (…) Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières » [7]. Le présent de Kant ne correspond pas à celui exposé dans Le Politique de Platon, autrement dit « un âge du monde, distinct des autres par quelques caractères propres » [8] ; il ne correspond pas plus à « un événement dont on perçoit les signes » tel que le conçoit l’« herméneutique historique » d’Augustin ; il diffère également du présent de Vico qui est envisagé comme « un point de transition vers l’aurore d’un monde nouveau » [9]. En ce sens, le présent de Kant ne désigne pas « l’aurore d’un accomplissement ». Pour « comprendre le présent », Kant cherche plutôt à poser une différence « qui concerne la pure actualité » : « quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ? ». En dégageant ainsi cette question de l’opuscule de 1784, Foucault insiste sur son importance d’un point de vue philosophique : « Kant a posé la question philosophique du présent. » L’Aufklärung, ce moment de la culture et de la pensée européennes d’où parle Kant, correspond à « un processus qui nous dégage de l’état de "minorité" ». Myriam Revault d’Allonnes insiste sur le fait que si, comme Descartes avec le Discours de la méthode ou les Méditations métaphysiques, d’autres philosophes avant lui ont évoqué leur présent et leur cheminement, Kant est le premier à poser la question :

 

qu’est-ce précisément que ce présent auquel j’appartiens ? Qu’est-ce qui fait sens aujourd’hui pour une réflexion philosophique ? (…) Le philosophe ne se pose pas seulement la question de son appartenance à telle ou telle doctrine, tradition ou courant de pensée, pas même celle de son appartenance à une communauté humaine en général : il s’interroge sur « son appartenance singulière à un présent », à un « nous », à un certain « nous » [10].

 

L’opuscule de Kant permet ainsi à Foucault de définir la modernité en termes d’attitude. Ce mot vient désigner un « mode de relation à l’égard de l’actualité », distinct de la période historique : « plutôt que de vouloir distinguer la "période moderne" des époques "pré" ou "postmoderne", je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de "contre-modernité" » [11]. Pour illustrer ses propos, Foucault prend alors appui sur l’essai de Baudelaire dans lequel s’exprime « une volonté d’"héroïser" le présent » [12]. Il est sensible à l’injonction que le critique d’art fait aux peintres : s’emparer du présent et notamment du costume contemporain.
      Insistons cependant sur la relation entre modernité et histoire, ce dont témoigne un passage important de l’essai, également cité par le philosophe :

 

Il [Constantin Guys] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire [13].

 

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sommaire

[1] Ch. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863], dans Œuvres complètes, t. II, édition de Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 714. Les références au Peintre de la vie moderne et aux Salons renvoient à cette édition, notée OC, II.
[2] Sur l’historicité du mot entre le XVIIIe et le XIXe siècle, voir G. Blin, Baudelaire, suivi de Résumés des cours au Collège de France, 1965-1977, Paris, Gallimard, 2011. Précisons que le dictionnaire Littré (1863-1877) intègre le mot en tant que néologisme.
[3] Mise en évidence par Michel Foucault dans son essai « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], que nous aborderons par la suite.
[4] Voir J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique [1989], Paris, Flammarion, 2013.
[5] B. Vouilloux, « Les styles collectifs dans l’histoire et devant l’historiographie », dans Le Réalisme et ses paradoxes (1850-1900). Mélanges offerts à Jean-Louis Cabanès, sous la direction de G. Chamarat, P.-J. Dufief, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2014, p. 37. L’auteur précise : « C’est à cette conscience historique sans égale dans les époques antérieures (et, en dernière instance, aux facteurs sociaux, économiques, scientifiques, techniques, etc., qui ont favorisé son émergence) que doit être imputé l’effet d’accélération de l’histoire, souvent relevé, qui semble s’être exercé sur les sociétés du vieil Occident : plus prégnant le sentiment de l’instant, plus poignant celui de sa fugacité. Un effet qui tend à inverser les données de notre problème : loin d’avoir à attendre de leur reprise historiographique, érudite, distanciée, rationnelle, l’entrée dans la sphère de la conscience culturelle, les concepts englobants sont d’abord mis en circulation par les acteurs historiques eux-mêmes, écrivains, artistes et critiques, tous écrivant l’histoire dans le moment où ils la font – vivant l’instant en vue de sa trace dans l’histoire, le revivant par anticipation comme souvenir du présent dans l’avenir. Le XIXe siècle voit en effet la formation de groupes, d’écoles, de mouvements qui, pour la première fois, prennent conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres de raison historiques et dont justement l’un des premiers actes fondateurs, visant à consacrer leur existence publique est d’endosser, d’assumer, voire de revendiquer la dénomination qui, avec une intention souvent dépréciative leur a été accolée – et bientôt de s’en trouver une (le futurisme sera le premier mouvement à se choisir un nom) ».
[6] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 684. Voir l’étude lumineuse de Gaëtan Picon intitulée « Baudelaire et le présent », dans Les Lignes de la main, Paris, Gallimard, 1969.
[7] E. Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? [1784], traduction de H. Wismann, dans Œuvres philosophiques. Des prolégomènes aux écrits de 1791, t. II, sous la direction de F. Alquié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 209.
[8] M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], Dits et écrits, 1954-1988, t. II (1976-1988), Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1382.
[9] Ibid., p. 1383.
[10] M. Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010, p. 86. Sur « Qu’est-ce que les Lumières ? » de M. Foucault, voir aussi B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013.
[11] M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », art. cit., p. 1387.
[12] Ibid., p. 1388.
[13] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 694.