La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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      Pour ce qui concerne l’anthologie de 1990, les « Vingt poètes maniéristes et baroques » [57] proposés à la lecture sont introduits par cette image insérée, qui vient préciser un triple sens de la synecdoque :


– le blason est synecdoque du corps de la femme, du corps de l’amour ;
– il l’est également de l’œuvre lyrique, ou en tout cas des textes lyriques des vingt poètes représentés ici, qui eux-mêmes sont représentatifs de la période sélectionnée ;
– l’image de couverture est synecdochique de l’éloge lyrique du corps de l’aimée qui caractérise la poésie amoureuse baroque selon G. Mathieu-Castellani. On peut donc parler d’une anatomie du corps de l’amour comme synecdoque de la production de cette période (et inversement bien entendu).

 

On pourrait alors parler d’emboîtement synecdochique, c’est-à-dire de précision théorique suivant une gradation du regard critique et historiographique, qui suppose un rapport intime entre les trois mouvements de généralisation synecdochique évoqués. L’insertion prédétermine un rapport particulier à la notion de Baroque, défini avant tout par le thématisme amoureux ici. Comme J. Rousset, G. Mathieu-Castellani illustre par l’anthologie l’herméneutique de lecture du Baroque développée dans sa thèse [58].
      Par ailleurs, Eros baroque a connu deux rééditions : chez Nizet en 1986 et chez Honoré Champion en 2007. Nous avons déjà parlé de refus de l’image à propos de la première réédition. Il serait sans doute plus exact de parler d’estompement de l’image, qui sort de la fonction évocatrice pour acquérir une fonction suggestive, assumée par les lettres rouges mettant discrètement en avant le cruor inhérent à l’éros de la poésie et de la poétique baroque.

      Diverses conceptions de la poésie baroque française sont défendues dans notre corpus. Si l’on s’aperçoit ainsi que le refus de l’image renvoie directement au contenu même de l’anthologie, témoignant d’une disjonction synecdochique (importance de l’intérieur, primat sur l’extérieur malgré quelques indices discrets), Jean Rousset défend la pertinence d’une relation intime entre Beaux-arts et poésie baroque : le projet de fontaine du Bernin dévoile la gestation permanente mais progressive de l’élaboration du texte poétique baroque, en perpétuel mouvement et, par extension métaphorique, la gestation de la renaissance du Baroque développée par J. Rousset. Toutes les autres anthologies recourant à la fonction évocatrice de l’image suggèrent une relation synecdochique entre l’image et le texte, doublé d’une référence parfois directe à J. Rousset. C’est le cas de J. Serroy, puisque le tableau de Karel Dujardin fait appel au thème de la bulle pour désigner la fragilité de la vie humaine et son inconstance, thème apparaissant dans l’anthologie de J. Rousset. L’évocation des « grotesques » par V. Vivès souligne un processus historiographique de réhabilitation : du style pictural aussi bien que du style littéraire. La couverture revêt une fonction de rappel à l’adresse du lecteur averti. A. Niderst suggère quant à lui une dégradation des idéaux de la Renaissance marquant une chute et dévoilant la lutte de l’homme baroque contre l’inconstance, en vue de la permanence. L’anthropologie baroque est donc également convoquée et réinterprétée par l’image. On repère chez J. Gimeno un processus anthropologique semblable, qui témoigne de l’« esprit d’escalier » du Baroque, pouvant par ailleurs métaphoriser le tortueux chemin menant à la permanence. Les « métamorphoses du cercle » chez D.-L. Rubin présentent une même fonction anthropologico-littéraire, puisque comme chez J. Serroy, l’image prend appui sur un thème particulier irriguant fortement l’imaginaire baroque.
      Le panthéon baroquiste est également susceptible d’être réordonnancé, nous l’avons vu à propos de J.-P. Chauveau. Dans ce cas, l’image explicite clairement, sans passer par la métaphore ou l’allégorie, la constitution historiographique du panthéon qu’elle soutient. Le diptyque fournit également une lecture téléologique dans la mesure où il propose un continuum de lecture, démarquant chez M. Allem et Cl.-G. Dubois deux périodes distinctes : du Baroque au Classicisme, tel est le chemin emprunté. Enfin, les deux anthologies de M. Jeanneret ainsi que celles de G. Mathieu-Castellani permettent une incursion dans l’anthologie thématique et impliquent un marquage synecdochique voire métonymique plus resserré encore.
     Comment introduire la poésie baroque ? Telle est bien, en définitive, la question majeure qui s’impose à nous. Le double sens où le mot introduire peut s’entendre incite à s’interroger sur les éventuels pièges idéologiques véhiculés par les réductions synecdochiques : l’anthologie a-t-elle pour vocation première d’introduire la poésie baroque, d’ouvrir à une lecture plus complète, ou peut-elle en formuler une lecture critique plus globalisante ? A travers ces réflexions sur les couvertures, nous avons pu mesurer combien la seconde option semble pertinente, et combien elle amène à reconsidérer le potentiel du genre anthologique, qui fusionne finalement par résumé synecdochique ces deux aspects essentiels : l’introduction à la poésie baroque proposée reste toujours une lecture, c’est-à-dire une défiguration [59], mais une défiguration féconde et dialogique, qui sous-tend notamment des discours d’ordre anthropologique entrant aujourd’hui tout particulièrement en résonance avec les réévaluations récentes de la période baroque sur ce plan. Des ouvrages comme ceux d’Eugène Green, Jean Rohou [60] ou Jean-Claude Vuillemin [61] (re)problématisent ces questions, déjà présentes dans le discours anthologique [62]. L’image dans l’anthologie et l’image de l’anthologie demeurent bien en définitive celles d’une rhétorique de Circé, d’un montage visant à transmettre une certaine idée (une image) du Baroque à travers son versant poétique.

 

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[57] Sous-titre de l’anthologie.
[58] G. Mathieu-Castellani, Les Thèmes amoureux dans la poésie française (1570-1600), Paris, Klincksieck, « Bibliothèque Française et Romane », 1975.
[59] Voir Critique et violence, sous la direction d’E. Marty et J. Majorel, Paris, Hermann, « Cahiers Textuel », 2014.
[60] J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002.
[61] Voir note 39.
[62] La question principale reste la suivante : quelle place accorder à l’épistémè baroque dans le cadre de la constitution de la littérature du temps ?