La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Fig. 1. Anthologie de la poésie
française du XVIIe siècle
, 1987

Fig. 4. Anthologie de la poésie
française du XVIIe siècle
, 2002

Fig. 7. E. Le Sueur, Melpomène, Erato et Polymnie, 1652

Fig. 9. La Poésie française
de 1640 à 1680
, 1964

Fig. 11. Anthologie de la poésie
baroque française
, 1961

Couverture, représentativité et statut des poètes : la fabrique du panthéon et du lecteur

 

      On voudrait voir avec l’anthologie de Jean-Pierre Chauveau (1987) en quoi les choix relatifs aux images imprimées sur les couvertures des ouvrages peuvent parler de la réception globale d’une littérature à une époque donnée [6]. Sur la première et la quatrième de couvertures bien connues de la collection Poésie/Gallimard, on trouve respectivement cinq portraits : ceux (en partant de la gauche) de Malherbe, Viau, Boileau, Voiture et Tristan L’Hermite pour la première de couverture (fig. 1), et ceux de Maynard, Racine, Scarron, Racan et La Fontaine pour la quatrième de couverture (fig. 2 ), tandis que le portrait de Madame de Villedieu orne la tranche de l’anthologie (fig. 3 ). On retrouve donc quatre grands noms du classicisme, en la présence de Malherbe, Racine, Boileau et La Fontaine, mais ils ne sont plus considérés comme « supérieurs » aux autres poètes, puisqu’ils partagent l’affiche avec des noms plus ou moins célèbres comme Madame de Villedieu ou François Maynard, moins connus que Tristan ou Théophile, ce qui s’entend déjà dans le surnom que l’on donne usuellement depuis le XVIIe siècle à ces deux derniers, à savoir leur prénom seul [7]. La vision de la poésie du XVIIe siècle semble donc se « démocratiser » : les éditeurs reconnaissent la valeur des poètes du premier XVIIe siècle, tout aussi intéressants que les « grands génies » (les « grands maîtres classiques ») d’André Dumas [8], sans établir de palmarès et sans émettre de jugements axiologiques. La poésie du XVIIe siècle est ainsi représentée dans sa diversité ; le poète qui appela de ses vœux une réforme de la poésie et l’orienta vers le classicisme naissant (Malherbe), un poète dont l’érotisme irrigue l’œuvre entière, dignement admiré par les libertins du XVIIIe siècle et par les Banville, Verlaine et autres poètes du XIXe siècle (Viau) [9], un grand versificateur, modèle du poète classique (Boileau), un précieux habitué des Salons et des poésies de circonstance (Voiture), un poète du sentiment amoureux (La Lyre, Le Promenoir des deux amants…) que les Romantiques goûteront fort grâce à sa réhabilitation par Théophile Gautier (Tristan), un grand poète du sentiment religieux, ne serait-ce que pour son sonnet « Mon âme il faut partir » (Maynard), le poète tragique par excellence (Racine) [10], le poète comique par excellence (Scarron), un digne représentant de la littérature et de la poésie pastorale (Racan), le grand et célèbre fabuliste, nouvelliste et conteur (La Fontaine), et une poétesse qui participa à l’émergence d’une conscience féminine dans ce siècle (Madame de Villedieu). Cette anthologie, par son choix de textes et sa couverture, va bien évidemment contre l’ancienne opinion commune selon laquelle le XVIIe siècle, siècle classique, avait surtout connu un théâtre exceptionnel (le « triumvirat » Racine-Corneille-Molière) et une poésie composée de trop rares génies (Malherbe, La Fontaine) et de médiocres minores, vision que la critique traditionnelle a en effet longtemps défendue : hormis La Fontaine, la poésie au XVIIe siècle a longtemps été jugée peu intéressante [11]. Jean-Pierre Chauveau s’est battu toute sa carrière contre ces vues, on s’en rend compte en lisant ses articles sur la poésie du premier XVIIe siècle (notamment la tranche « pré-louis quatorzième » [12]) réunis dans Poètes et poésie au XVIIe siècle. A cet égard, on comprend que la publication de son Anthologie de la poésie française du XVIIe siècle dans une collection aussi célèbre que Poésie/Gallimard a pu servir ce combat, d’autant plus que l’anthologie englobe tout le XVIIe siècle, et n’est pas spécifiquement consacrée au premier XVIIe siècle ou au Baroque. Cela a certainement été un formidable moyen de contestation ou plus exactement de remise en question définitive du canon classiciste. De même, l’anthologie publiée par les soins de J.-P. Chauveau en 2000 chez l’institution littéraire que constitue la collection Bibliothèque de la Pléiade a sans doute contribué aussi à préciser ce nouveau regard sur le patrimoine poétique baroque. L’anthologie a des moyens d’actions qui diffèrent de ceux employés par le discours critique. Parfois plus efficaces, ils peuvent notamment instituer un panthéon dès l’abord de l’image de couverture.
      L’anthologie de J.-P. Chauveau a connu deux rééditions chez le même éditeur : en 2002 et en 2005. Ces deux rééditions modifient radicalement l’optique initiale. En effet, la couverture de 2002 est absolument antithétique à celle de 1987 : en contradiction flagrante avec la volonté de l’anthologiste, la collection Poésie/Gallimard a transformé l’esthétique de la diversité mise en avant par la couverture de 1987 en Panthéon classiciste traditionnel. On retrouve ainsi les portraits de La Fontaine, Racine, Boileau et Malherbe sur la première comme sur la quatrième de couverture, tandis que Corneille orne la tranche (figs. 4, 5 et 6). Il s’agit là d’un panthéon des classiques, qui préfère mettre en avant les célébrités de la tradition scolaire, et qui soutient ainsi une vision classicisée de la poésie du XVIIème siècle, soit une vision contraire à celle défendue en 1987. La couverture d’anthologie peut déterminer le statut des poètes, dans la mesure où elle forme un résumé synecdochique censé mettre en avant les noms à retenir.
      Cette fabrique des grands hommes revêt ici un caractère classiciste, alors qu’en 1987 c’était le caractère baroquiste de diversité qui prévalait [13]. En 2005, la couverture change à nouveau pour proposer un tableau d’Eustache Le Sueur, Melpomène, Erato et Polymnie (1652) (figs. 7 et 8). Nouveau résumé synecdochique, puisque Melpomène est la Muse du Chant, de l’Harmonie et de la Tragédie, Erato celle de la poésie lyrique et érotique, et Polymnie la Muse de la Rhétorique. La poésie lyrique et érotique est naturellement bien représentée dans l’anthologie de J.-P. Chauveau. Pour ce qui concerne Melpomène, elle est vraisemblablement prise ici dans sa fonction de Muse du Chant et de l’Harmonie musicale, qui doivent caractériser, selon tous les poètes et poéticiens, les genres lyriques au XVIIe siècle, en accord avec la tradition antique. Quant à Polymnie, elle désigne bien entendu l’importance fondamentale de la Rhétorique pour la poésie de l’époque. Du statut changeant des poètes et, partant, de la définition historiographique de la poésie du XVIIe siècle, nous passons donc à une définition plus essentialiste, puisque ces trois Muses ramènent sur le devant de la scène les principes généraux de composition de la poésie lyrique du temps. L’image ordonne donc ici une définition globale de la poésie du XVIIe siècle, qui use de l’allégorie des Muses pour détourner la problématique du statut des poètes et du sens esthétique à privilégier dans le cadre d’un seuil du texte orientant le lecteur. L’orientation vers le lyrisme n’a rien de surprenant : elle constitue dans le cas présent une caractérisation quantitative.

 

Refus de l’image

 

      Ce que l’on peut appeler la « fonction universitaire » des couvertures désigne ici les éditions d’anthologies dites scientifiques, ou plus exactement d’anthologies publiées dans des éditions universitaires. Aujourd’hui, Honoré Champion ou encore les Classiques Garnier tendent à uniformiser leurs premières de couverture, qui ne comportent la plupart du temps aucune illustration personnalisée et sont donc les mêmes pour chaque ouvrage. Concernant l’anthologie de Raymond Picard et celle de Jean Rousset, la SEDES (Société d’Edition d’Enseignement Supérieur) et Armand Colin signalent cette appartenance à la communauté scientifique de la même manière [14]. La première de couverture de l’anthologie de Raymond Picard est d’un blanc sobre, et comporte le nom de l’auteur, le titre, le sous-titre, ainsi que le sigle de la SEDES, le nom de l’éditeur et son adresse (fig. 9). La quatrième de couverture est totalement blanche, la tranche reprend deux fois le nom de l’auteur, le titre et le nom de l’éditeur (fig. 10 ). L’anthologie de Jean Rousset est couleur crème. Les mêmes éléments (hormis l’adresse de l’éditeur) ainsi que le nom de la collection, également rappelé sur la tranche, sont présents (figs. 11 et 12). Par ailleurs, la quatrième de couverture comporte un court extrait du catalogue (trois titres) de la collection dans laquelle est publiée l’Anthologie de la poésie baroque française, à savoir « U » (c’est-à-dire « Universitaire ») (fig. 13 ). L’édition de la Bibliothèque de Cluny (fig. 14 ) propose le même emploi.

 

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[6] J.-P. Chauveau, Anthologie de la poésie française du XVIIe siècle, Paris, NRF-Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1987.
[7] M. Dufour-Maître écrit en effet que « le prénom peut fonctionner comme marque de célébrité absolue » dans son article « Ces Messieurs du Recueil des pièces choisies. Publication collective et anonymat féminin », dans Littérature classiques : « L’Anonymat de l’œuvre (XVIe-XVIIIe siècles) », sous la direction de B. Parmentier n°80, 2013, p. 312.
[8] A. Dumas, Anthologie des poètes français du XVIIe siècle, Paris, Librairie Delagrave, « Pallas », 1933, p. 5.
[9] Sur ce point on consultera avec profit l’ouvrage de Melaine Folliard (éd), Le Bruit du monde. Théophile de Viau au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Etudes Romantiques et dix-neuvièmistes », 2010. En particulier les textes de Théophile Gautier (pp. 147-193 et pp. 555-561), ainsi bien sûr que l’important ouvrage de ce dernier sur Les Grotesques, qui a été réédité en 2012 chez Plein Chant dans la collection « Gens singuliers ».
[10] Car comme le note Jacques Morel, « aux yeux des hommes de notre temps, Racine est le poète tragique par excellence » (Racine, Théâtre complet, édition de J. Morel et A. Viala, Classiques Garnier, « Poche », 2010 (1980), p. XIII).
[11] Il suffit à ce sujet de jeter un rapide regard sur le Lagarde et Michard consacré au XVIIe siècle pour relever la portée axiologique des jugements formulés sur cette poésie, ce malgré les efforts concédés pour réhabiliter les poètes cités : « Théophile ne mérite certes pas le dédain que lui témoignera l’âge classique » (A. Lagarde et L. Michard, XVIIe siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1970 (rééd), p. 43). C’est qu’il est bien possible de souhaiter corriger des vues critiques jugées exagérées, mais quand la critique reconnaît implicitement comme le font Lagarde et Michard une primauté à une autre période (l’âge classique préféré à l’âge baroque), elle ne peut servir qu’à engager une comparaison explicite dans l’esprit des lecteurs.
[12] J.-P. Chauveau, Poètes et poésie au XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2012, notice de présentation de l’éditeur.
[13] Voir W. Floeck, Die Literarästhetik des französischen Barock : Entstehung, Entwicklung, Auflösung, Berlin, E. Schmidt Verlag, « Studienreihe Romania », 1979.
[14] R. Picard, La Poésie française de 1640 à 1680, deux tomes, Paris, SEDES, 1964-1969 ; Anthologie de la poésie baroque française, deux tomes, Paris, Armand Colin et Bibliothèque de Cluny, 1961.