La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Fig. 28. A. Tempesta, Grotesques, v. 1580

Fig. 30. K. Dujardin, Allégorie, 1663

Insertion et intégration

 

      On distingue dans notre corpus deux procédés de mise en place de l’image : d’une part l’insertion, qui accentue un rapport synecdochique relativement distancié au sujet dont elle dévoile un pan (une seule partie pour le tout) [26], d’autre part l’intégration, qui organise un lien consubstantiel entre le texte (ici en particulier la mention du titre) et l’image, perçus dès lors comme deux entités indissociables [27].
      Quelle(s) forme(s) de rapport(s) l’insertion de l’image détermine-t-elle avec son objet ? Le rapport synecdochique singulier suggère en effet diverses accointances, centrées la plupart du temps sur les passerelles établies entre l’histoire de l’art et la poésie baroque. Jean Rousset, premier chercheur et anthologiste à avoir tenté d’importer les critères de l’œuvre d’art baroque selon Wölfflin à l’œuvre littéraire baroque, est le modèle même de ce dialogue des arts. Le procédé d’insertion est la majeure partie du temps tributaire du travail critique en amont de J. Rousset.

 

Insertion

 

L’accointance parfaite : Jean Rousset

 

      Le travail déjà cité de J. Rousset sur le texte et l’image découle-t-il de cette formation dans son anthologie ? En tout cas, le rapport saute aux yeux. L’anthologie constitue une porte d’entrée intéressante pour relire le Baroque, mais aussi l’œuvre critique même de J. Rousset. Ce dernier notait déjà dans La Littérature de l’âge baroque en France :

 

De l’eau mise en mouvement, le Baroque fait une œuvre d’art. Il la capte dans sa fuite et la relance pour la reprendre, il en provoque le jaillissement et la retombée, il la transforme tour à tour en pluie, en éventails, en vols de colombes, en plumages d’écume, en flocons que l’air agite, en draps qui se tordent, en voiles gonflées par le vent, en nuages de lumière. Il la mêle à tout ce qu’il aime : vasques sinueuses, roches rustiques, coquilles, tritons aux queues entrelacées, corps humains dont il tourmente les lignes [28].

 

L’eau en mouvement constitue en effet pour J. Rousset un motif récurrent fondateur de l’esthétique baroque, ce que G. Poulet fait également valoir dans Les Métamorphoses du cercle :

 

Cette pluralité du détail éparpillé dans l’énormité de l’ensemble apparait, par exemple, avec une grande netteté dans les jeux de fontaines et d’arcs-en-ciel dont on trouve fréquemment la description chez les poètes baroques. Jean Rousset a admirablement montré que cette poésie n’aime rien tant que les spectacles de l’eau coulante et irisée. Il y voit la manifestation du gout baroque pour tout ce qui exprime la métamorphose des formes et les variations de la durée. A chaque instant la forme précédente cède la place à la forme suivante. Un nouvel instant naît dans l’évanouissement de l’instant antérieur [29].

 

Le projet de sculpture du Bernin était parfaitement qualifié pour rendre compte du point de vue de l’image de la poésie baroque, et en particulier par cette idée même de « projet », qui renvoie à l’esthétique baroque en gestation, définie par J. Rousset, mais aussi en gestation dans la critique en 1961. L’anthologie définit aussi le Baroque par les textes, dans le but justement de légitimer la notion auprès de l’université française. On fera remarquer que l’image de couverture, en totale adéquation avec l’optique anthologique de J. Rousset, participe également de près à la construction de cet objet critique :

 

Pour définir un Baroque réduit à l’essentiel on a utilisé quelques œuvres indiscutables ou les indices stylistiques apparaissent à l’état pur. Il s’agit avant tout d’œuvres romaines, la plupart de Borromini et du Bernin, associés malgré l’antagonisme qui les opposa et le dédain du Cavalier pour son adversaire, malgré les distinctions qu’il conviendrait de faire entre l’esthétique de l’un et de l’autre telle qu’elle s’exprime dans leur architecture ; aussi a-t-on mis l’accent moins sur les palais du Bernin que sur ses fontaines, qu’une parenté intime lie aux églises de Borromini. Ces œuvres romaines s’étalent sur une période d’une quarantaine d’années, entre 1630 et 1670, qui délimitent le Plein-Baroque italien ; on peut admettre que ce Plein-Baroque est précédé d’un Pré-Baroque (du Gesu) trop rattaché à la première Contre-Réforme, moralisante et militante, pour pouvoir libérer toutes ses virtualités ; et suivi d’un Post-Baroque – qui serait le Baroque du Baroque, selon la terminologie d’un Focillon – très riche de sève et d’invention, très digne d’attention parce qu’il mène les principes jusqu’à leurs dernières conséquences ; ce Baroque suprême s’incarne en des artistes comme Guarini, Juvara, Sardi [...] [30].

 

On retrouve ici encore le principe même de toute anthologie : la réduction synecdochique incite à aller lire par soi-même pour approfondir l’étude de l’objet. Le Bernin peut donc représenter ce « baroque suprême », car plus encore « ce Baroque d’essence romaine est le tronc de l’arbre » [31], tout comme l’anthologie de J. Rousset est le tronc de l’arbre renaissant du baroque poétique. Le retour aux sources de l’auteur poursuit une double visée, évoquée par Patrick Dandrey à propos de la thèse d’Henri Lafay sur La Poésie française du premier XVIIe siècle [32], qui partage nombre de points communs avec notre anthologiste : « la plongée a vocation de révéler, le classement de réhabiliter » [33]. Pour cela, le modèle de l’image est requis et prend pleinement place dans la rhétorique visuelle baroquiste défendue par le geste critique de J. Rousset, qui se veut aussi catalogue d’images appelant aux coups de cœurs immédiats de la redécouverte.

 

Histoire de l’art et poésie baroque (1) : Vincent Vivès, Jean Serroy

 

      L’usage de l’histoire de l’art est-il, pour ce qui concerne les couvertures d’anthologies baroques, disjonctif ? Il est en tout cas certain que cet emploi participe pleinement à la construction de l’image du Baroque, dans la mesure où le tableau, ou plus généralement l’œuvre artistique proposée en insertion, se superpose voire se surimpose comme un discours visuel complémentaire du discours historiographique de l’anthologie. Ce discours iconique corollaire fournit une raison supplémentaire de fonder « une certaine image » du Baroque, mais mieux encore, il attire l’attention sur l’aspect artistique jugé majeur.


– Ainsi l’anthologie de V. Vivès présente en couverture une décoration murale d’Antonio Tempesta et de ses élèves pour la Galerie des Offices de Florence représentant des Grotesques. Cette décoration peut renvoyer à l’ouvrage de Théophile Gautier, responsable de la réhabilitation de poètes comme Saint-Amant ou Théophile de Viau au XIXe siècle - référence historico-littéraire donc -, mais aussi aux poètes grotesques mêmes, à travers ou non Gautier (référence proprement littéraire). Plus encore, c’est à l’ornementation picturale caractéristique de la rutilance du texte baroque que peut renvoyer cette image. Nombre de poèmes « baroques » peuvent en effet illustrer une référence alors essentiellement picturale et littéraire, dont le célèbre credo de l’ut pictura poesis témoigne si bien à l’époque (figs. 28 et 29).
– De même, l’Allégorie de Karel Dujardin (1663), qui donne sa première de couverture à l’anthologie de J. Serroy (figs. 30 et 31), et qui représente un jeune garçon soufflant des bulles avec un roseau tout en tenant lui-même sur l’eau en suspension sur… une bulle, rappelle irrésistiblement un sonnet de Chassignet dont voici le premier quatrain :

Désire-tu sçavoir à quoy je parangonne
Le fuseau de tes ans ? Au savon blanchissant
Soufflé par un tuyau de paille jaunissant,
Dont un fol enfançon ses compagnons estonne [34].

 

La vanité, la dimension précaire de la vie humaine sont ici rappelées par la bulle au même titre que par la nature morte de Baugin sur la première de couverture de l’anthologie de M. Allem que nous analyserons plus loin. La bulle est d’ailleurs l’un des aspects thématiques mis en valeur par J. Rousset dans son anthologie. On peut aussi relever un renvoi au livre de G. Poulet sur Les Métamorphoses du cercle, puisque la bulle présente un motif de circularité : l’insertion suggère ici un sens philosophique et théologique latent [35].

 

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[26] L’insertion (ou inclusion) est selon J. Rousset « intégration minimale et premier degré d’incorporation, c’est de l’image proprement dite qui s’introduit dans le tissu verbal » (« Lire et regarder … », Op. cit., p. 136). Nous reprenons l’heureuse formulation suivant cette définition : « Quelques exemples suffiront, choisis pour l’étroite interdépendance du dessin et du texte qui l’accompagne ; accompagne est trop peu dire : qui l’englobe » (Ibid.). La valeur synecdochique du verbe « englober » est naturellement de première importance. Dans le cas présent, on peut également considérer que l’assemblage, « qui procède par juxtaposition ou superposition des composantes » (Ibid.), constitue la même technique. Cependant, l’assemblage « produit un degré supérieur d’intégration » (Ibid.). On peut aussi parler de contiguïté (pp. 146-147). Dans le cadre de cette réflexion, nous faisons un usage relativement libre des catégories définies par J. Rousset. Leur relative porosité, dont le critique a conscience, invite en effet à se les réapproprier : « Pour organiser le champ de la recherche et pour donner du mouvement à l’exposé, j’ai conçu un montage typologique qui, par son abstraction, ne retient dans ses mailles qu’une faible partie de la récolte imaginable. La perte était prévisible, je me satisfais du plaisir pris à mettre un ordre provisoire dans le grand désordre des faits » ( p. 152).
[27] Il s’agit donc de la variété la plus achevée d’iconotextes, dans le sens d’« ensembles solidaires où chacune des deux substances est nécessaire à l’autre ; communication mixte et signification unique. Ces rencontres contradictoires intriguent et attirent par leur incompatibilité même » (Ibid., pp. 133-134.). J. Rousset qualifie ce procédé d’ « interpénétration du texte et de l’image » (Ibid., p. 140).
[28] J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1953, p. 161 (« Fontaines baroques »).
[29] G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961, p. 23. Voir aussi J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, Op. cit. : « L’eau est une matière privilégiée ; elle est mobile et plastique, propre aux métamorphoses ; et elle est le lieu des reflets, des miroitements, des figures renversées » (p. 11).
[30] J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Op. cit., p. 175 (« L’aire du Baroque »). Nous soulignons.
[31] Ibid., p. 176.
[32] H. Lafay, La Poésie française du premier dix-septième siècle. Esquisse pour un tableau (1598-1630), Paris, Nizet, 1975.
[33] P. Dandrey, « Présentation de l’œuvre universitaire d’Henri Lafay », dans Travaux récents sur le XVIIe siècle, Actes du Colloque de Marseille (Janvier 1978), C.M.R. 17, 1979, p. 35.
[34] J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, Op. cit., tome 1, p. 121.
[35] Nous reviendrons sur l’anthropologie de lecture de G. Poulet au sujet de l’anthologie dirigée par D.-L. Rubin.