Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware
- Côme Martin
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Fig. 25. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000
Fig. 27. C. Ware, Acme Novelty Library, 2008
Fig. 28. C. Ware, Acme Novelty Library, 2008
Cette double page présente au moins deux autres paradoxes logiques, aussi bien au niveau narratif que matériel. D’une part, et comme le rappelle Bredehoft, ces deux pages sont les seules à être numérotées de tout l’ouvrage ; mais la page 206 est un recto, et la page 207 un verso, ce qui va à l’encontre des conventions de pagination [57]. De plus, les éléments du modèle se situant de part et d’autre des deux pages, il est matériellement impossible de le construire, à moins de photocopier les pages. Enfin, le lecteur attentif remarquera sur la page 207 un élément qui n’a rien à faire dans la construction d’une maison, et qui est pourtant présenté comme partie intégrante du modèle : des sauterelles disproportionnées, légendées « imaginary giant grasshoppers ». On retrouve ces sauterelles imaginaires dans un cauchemar de James concernant sa grand-mère plus loin dans le récit (fig. 25). Ainsi, avec ces deux pages, Ware semble s’amuser à un jeu de va-et-vient avec le lecteur, l’éloignant et le rapprochant de la réalité diégétique de Jimmy Corrigan à l’envi, jusqu’à nier toute logique aux différents niveaux diégétiques. On en trouve un autre exemple dans les pages du « Corrigenda », déjà mentionné, dans lequel Ware mêle un texte de postface, des remerciements, et de micro-séquences narratives appartenant à la diégèse du récit. Il y a donc ici encore une maîtrise certaine des relations entre texte et image de la part de l’auteur, qui sait déjouer les attentes du lecteur quant au rôle conventionnel du texte en bande dessinée.
Pour finir, on peut trouver dans l’Acme Novelty numéro 19 (2008) une autre sorte d’effet métaleptique entre différentes diégèses. Ce volume, qui est présenté à la manière d’un magazine de science-fiction des années 1960, promet au lecteur trois nouvelles qui sont en réalité deux chapitres dessinés de Rusty Brown et un texte en prose. La première partie du volume est un récit de science-fiction, dont on découvre, à la fin de la lecture, qu’il s’agirait en réalité d’un texte publié par Woody Brown le père de Rusty dans sa jeunesse [58]. La transition d’un niveau diégétique à l’autre se fait par une reproduction dessinée du magazine dans lequel la nouvelle a été publiée, Nebulous, en particulier sa dernière page et sa couverture (figs. 26 , 27 et 28). Les différences de styles graphiques entre cette couverture, le dessin humoristique se situant sous le texte et le style habituel de Ware permettent à l’auteur de souligner ce soudain changement de niveau diégétique.
Tout comme dans Jimmy Corrigan, les images présentées au lecteur dans la première partie de ce volume seraient la reproduction dessinée de la voix d’un personnage, cette fois-ci écrite ; cela est particulièrement explicite lorsque, page 9, le texte d’un récitatif vient contredire le dessin se trouvant dans la même case (fig. 29 ). On y voit une femme aux cheveux bruns pourtant décrite comme rousse ; c’est que, si le texte des récitatifs est bien celui du texte écrit par Woody, les images que voit le lecteur correspondent à sa relecture du texte dans la deuxième partie du volume. En effet, une longue analepse décrit l’histoire d’amour qu’a vécue Woody dans sa jeunesse avec une femme brune, avant de se marier avec sa femme actuelle, qui est rousse. L’indécision de Woody entre ces deux femmes est retranscrite dans le passage de son manuscrit qui décrit son héroïne, tantôt comme rousse et tantôt comme brune ; deux autres passages, pages 31 et 65 de l’Acme Novelty Library 19 mettent en image cette indécision (figs. 30 et 31 ). En outre, certains passages des deux premiers chapitres de l’ouvrage se répondent visuellement, comme pour mieux souligner les points communs entre Woody et son héros (pages 3 et 38) (figs. 32 et 33).
A l’instar de Jimmy Corrigan, le lecteur assiste donc ici à une sorte d’écroulement des niveaux narratifs, complexité métaleptique qui vient également contredire l’affirmation de Ware selon laquelle seule la main de l’auteur présente le récit au lecteur : cette présence auctoriale peut en réalité se camoufler de bien des façons, et Ware n’hésite pas à exploiter au maximum les possibilités du médium de la bande dessinée dans ce domaine. Il s’agit également de montrer, en manipulant non seulement les conventions de la narration mais aussi l’espace du livre lui-même (le volume étant présenté comme un recueil de nouvelles écrites), à quel point les relations entre texte et image permettent de repenser nos habitudes de lecture. Ces « paradoxes métaleptiques » perturbent la logique de la narration, mais on peut cependant également considérer que c’est précisément ce hiatus dans la logique qui fait à la fois la force et l’intérêt de ces récits.
Conclusion Multiplicité et potentialité du texte
Ces quelques exemples, parmi les très nombreux que l’on peut trouver dans l’œuvre de Chris Ware, donnent un aperçu des potentialités de la relation entre texte et image en général en bande dessinée, et des capacités du texte en particulier. Alors que l’image par des variations de style graphique ou la séquence narrative par la création de récits pluri-narratifs ont déjà démontré à quel point elles pouvaient être l’objet d’expérimentations, et ce y compris au sein de bandes dessinées relativement conventionnelles, l’aspect visuel du texte est encore trop souvent uniforme, d’une œuvre et d’un auteur à l’autre.
Des exceptions existent : outre Chris Ware, on peut citer Alison Bechdel, David Mazzuchelli, Alex Baladi ou encore François Ayroles comme autant d’auteurs qui cherchent à utiliser le texte aussi pleinement que possible ; mais ces auteurs restent marginaux dans leur pratique. Est-ce parce qu’en bande dessinée, on considère encore que le texte est assujetti à l’image, et qu’il est le plus souvent optionnel ? Ce serait oublier que, tout comme l’image peut être un texte au sens narratif du terme , le texte peut également être une image. Alors que la plupart des ouvrages et articles universitaires cités ici datent du début des années 2000, on est en droit d’espérer qu’auteurs comme critiques s’intéressent de façon plus systématique à la typographie en bande dessinée : ce qu’elle permet, ce qu’elle a pu accomplir et ce qui reste à théoriser à son propos.
[57] T. Bredehoft, « Multidimensionality, and Time: Chris Ware’s Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth », art. cit., p. 888, note 16.
[58] Cette révélation est explicitée directement dans le récit par plusieurs pages représentant Woody en train de lire une version textuelle de la bande dessinée dont on vient d’achever la lecture.