Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware

- Côme Martin
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Fig. 16. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 17. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 18. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 19. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 20. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Figs. 21 et 22. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 23. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 24. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Le texte comme révélateur métaleptique

 

      En outre, et pour terminer, l’instance narrative est d’autant plus difficile à identifier clairement dans l’œuvre de Ware que celui-ci a plusieurs fois recours à des effets, soit de recontextualisation, soit métaleptiques [49].
      Dans Jimmy Corrigan, la division du récit en différents chapitres et différentes temporalités est propice à une narration fragmentaire et multiple, et l’auteur a déclaré dans un entretien qu’il n’y avait pas de narrateur à proprement parler dans la bande dessinée, simplement la main de l’auteur montrant le récit au lecteur [50]. Pourtant, plusieurs segments de Jimmy Corrigan remettent en question la logique de la narration, et présentent des effets de recontextualisation en venant remettre en question, à plusieurs reprises, l’identité de l’instance narrative du récit.
      Ainsi, une séquence dans le premier tiers du récit présente une scène se déroulant a priori pendant la guerre de Sécession et met en scène un personnage jusqu’alors inconnu (fig. 16). On y voit ce soldat se tirer dans la main, pour pouvoir ensuite être déclaré invalide et quitter du champ de bataille. Cette séquence est cruciale quant aux problèmes narratifs du récit, puisqu’elle contredit une autre séquence, située bien plus tard dans l’ouvrage, dans laquelle William, l’arrière-grand-père de Jimmy, demande à son fils de lui dire qui a gagné la bataille de Shiloh et comment il y a perdu un doigt. James lui récite alors ce que William lui a raconté de l’épisode, à savoir qu’il se serait blessé en attaquant un soldat ennemi (fig. 17). La vraie version des événements n’est donc jamais connue de James ni d’aucun autre personnage, et n’est présentée qu’aux yeux du seul lecteur, par un narrateur inconnu. Remarquons d’autre part que cette voix narrative (présentée sous la forme d’une écriture cursive) n’intervient que dans la partie du récit racontée par James ; on peut donc présupposer que c’est également lui qui raconte la séquence de la bataille de Shiloh, bien qu’il ne l’ait pas vécue et n’ait aucun moyen de savoir que ce que son père lui raconte est une vision fantasmée des événements. C’est ce point en particulier qui pose problème, puisque l’identité du narrateur de cette courte séquence demeure floue, et qu’il est impossible de l’attribuer à James ou à son père sans créer un paradoxe logique. Ce type de paradoxe survient plusieurs fois pendant cette partie de Jimmy Corrigan : ainsi, James en tant que narrateur semble raconter sa propre histoire mais s’arrête parfois pour considérer des personnages secondaires, comme lors d’un épisode où des amis de William, ainsi qu’un docteur, viennent l’assister pour les funérailles de sa mère (figs. 18 et 19). On pourrait donc légitimement penser que, dans cette partie du récit, nous sommes faces à un narrateur omniscient, typique de la littérature écrite et ne présentant pas de problème particulier. Pourtant, vers la fin de cette partie du récit, après plusieurs pages sans intervention narrative, on retrouve la même typographie, le même type de vocabulaire, mais prêté cette fois-ci à une voix à la première personne du singulier (fig. 13 ). Dès lors, on peut se demander si James a inventé, ou reconstruit, des épisodes auxquels il n’a jamais assisté. Une séquence, où il se représente en pyjama en plein milieu de l’Exposition universelle, est très révélatrice à cet égard : « I have to continually remind myself to keep such details straight. Besides, these bits and pieces of memory have been floating around in my mind for my whole life… I can’t be expected to remember them all » [51], déclare-t-il. Elle est d’autant plus révélatrice qu’à la vue de cette phrase, on comprend que non seulement James fait office de narrateur dans cette partie, mais que c’est aussi lui qui montre les images au lecteur, avec ce que cela implique d’erreurs factuelles. On se rappelle à cette occasion les propos de Genette dans Figures III :

 

Transgression plus forte encore, le changement de personne grammaticale pour désigner le même personnage : (…) ainsi, dans Jean Santeuil [roman inachevé de Marcel Proust, débuté en 1895 et publié en 1952], le héros passe-t-il inversement du « il » au « je ». (…) On sait que le roman contemporain (…) n’hésite pas à établir entre narrateur et personnage(s) une relation variable ou flottante, vertige pronominal accordé à une logique plus libre, et à une idée plus complexe de la « personnalité » [52].

 

      Le récit de l’enfance de James achève sa mise en abyme lorsque, arrivé à sa conclusion, le lecteur découvre que toute cette séquence était un récit oral de James à sa petite-fille Amy, dans le cadre d’un projet scolaire (fig. 20). C’est ce point précis qui catégorise cet emboîtement de séquences comme paradoxe narratif : si l’histoire que l’on vient de lire est orale, alors des détails comme James se représentant en pyjama n’ont pas lieu d’être. D’un autre côté, les passages à la première personne semblent indiquer que James est bien en train de raconter cette histoire à quelqu’un. La question de savoir si ce quelqu’un est le lecteur ou Amy est néanmoins probablement insoluble et, si elle soulève de nombreuses questions sur la logique narrative du récit, ces problèmes ne gênent pas outre mesure la progression de l’histoire.
      Un autre effet cette fois-ci métaleptique se retrouve à plusieurs reprises, dans les inserts qui viennent interrompre le récit en appelant le lecteur à construire des modèles réduits en papier. On en trouve un premier exemple au début de l’ouvrage, au milieu d’une séquence qui raconte plusieurs rêves de Jimmy (figs. 21 et 22). Comme le note Thomas Bredehoft, cette page est métaleptique en bien des aspects :

 

Here the zoetrope directions, which are hand-lettered by Ware in a style intended to visually recall the printed instructions of this sort of paper toy, turn out to be interlinked with Jimmy’s own internal monologue and the speech of the flight attendant. Although visually presented as construction instructions, the text serves to collapse at least the distance between narrative voice and character voice. Again, the problem of distinguishing between Ware as author on the one hand and the narrator of Jimmy Corrigan on the other is made especially difficult because Ware not only draws all the images but hand-letters virtually all of the text, and the constant visual evidence of the author’s hand at work seems to minimize the distance between author and narrator [53].

 

      Cette page révèle donc la volonté de Ware de brouiller les limites entre narrateur et personnage. On notera par ailleurs que la remarque de Bredehoft sur le lettrage du texte tient pour le zootrope, mais pas pour un des deux autres inserts présents dans Jimmy Corrigan, à savoir des cartes de la ville de Waukosha, où, la typographie utilisée n’est plus manuscrite mais tapuscrite, ce qui paraît amplifier la distance entre l’auteur et le narrateur au lieu de la diminuer comme auparavant.
      On retrouve cependant le même double effet de distanciation entre l’auteur et le narrateur et de rapprochement entre le lecteur et les personnages du récit avec les pages 206 et 207 de Jimmy Corrigan. Il y figure un modèle de la maison où James a passé son enfance, que le lecteur peut découper et assembler ; des instructions, tapées et non manuscrites (comme pour les cartes de Waukosha), le guident dans ce but (figs. 23 et 24). Cependant, comme le fait remarquer Thomas Bredehoft, la syntaxe du texte ainsi que son vocabulaire l’apparente plus à l’époque de l’enfance de James qu’à la nôtre, rapprochant ces pages de l’univers fictionnel du livre, comme le permettait l’insertion du zootrope : l’énonciateur fait ainsi référence à un possible « agrandissement pantographique ou électrostatique » des figures du modèle, des principes d’agrandissement aujourd’hui technologiquement dépassés [54]. Bredehoft poursuit en soulignant que les instructions ont pour contexte explicite l’ouvrage, et y font référence sous le terme de « novella » (un roman court) : « Where the model zoetrope at the beginning of the book served to open up the possibility of reader-character identification (as readers could construct the same model as Jimmy), no such identification is possible here, as none of the characters engage in building these models » [55]. Pour Bredehoft, le lien n’est plus ici entre le lecteur et le personnage, mais entre le lecteur et l’auteur lui-même, d’autant plus que Ware a lui-même réalisé son modèle pour s’en servir comme référence pour ses dessins [56].

 

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[49] Selon la définition qu’en a donnée Gérard Genette, la métalepse survient « lorsqu’un auteur (ou son lecteur) s’introduit dans l’action fictive de son récit ou lorsqu’un personnage de cette fiction vient s’immiscer dans l’existence extradiégétique de l’auteur ou du lecteur » (dans Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 58).
[50] G. Groth, « Understanding Chris Ware’s Comics », dans The Comics Journal 200, 1997, p. 141.
[51] « Je dois sans cesse faire attention à corriger de tels détails. De plus, ces miettes de mémoire ont flotté toute ma vie dans mon esprit… On ne peut pas s’attendre à ce que je me souvienne de chacune d’entre elles ».
[52] G. Genette, « Discours du récit – essai deméthode », dans Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 253-254.
[53] « Ici, les instructions du zootrope, qui sont écrites à la main par Ware dans un style censé rappeler visuellement les instructions imprimées de ce genre de jouets en papier, se révèlent être liées au monologue intérieur de Jimmy, et au discours de l’hôtesse de l’air. Même s’il est visuellement présenté comme les instructions de montage du jouet, le texte sert à faire s’effondrer, au minimum, la distance entre la voix narrative et celle du personnage. Une fois encore, distinguer Ware comme auteur d’une part, et comme narrateur de Jimmy Corrigan d’autre part, est rendu particulièrement difficile par le fait que Ware ne dessine pas seulement les images mais trace également tout le texte. La preuve visuelle constante de la main de l’auteur au travail semble minimiser la distance entre auteur et narrateur » (T. Bredehoft, « Multidimensionality, and Time: Chris Ware’s Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth », dans Modern Fiction Studies 52.4, 2006, p. 889, note 22).
[54] Ibid. p. 881.
[55] « Alors que le modèle de zootrope au début du livre servait à laisser entrevoir la possibilité d’une identification entre lecteur et personnage (puisque les lecteurs pouvaient construire le même modèle que Jimmy), il n’y a pas d’identification possible ici, puisqu’aucun des personnages n’est en train de construire ces modèles » (Ibid).
[56] Voir D. Raeburn, Chris Ware, Op. cit., p. 73.