Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware

- Côme Martin
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Fig. 12. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 13. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 14. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 15. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

      Un exemple de ces multiples fonctions du récitatif se trouve à la fin du récit (fig. 12). Après avoir appris la mort de son père qu’il venait à peine de rencontrer, et avoir – croit-il – été rejeté par sa demi-sœur, Jimmy rentre chez lui dans un état de profonde détresse. Une série de huit cases sur le côté gauche de la planche le montrent en train de comprendre qu’une fois rentré, il n’aura plus rien pour occuper son existence [42]. La présence du récitatif « And so », encadrant l’image de Jimmy en pleine détresse dans la rue remplit plusieurs fonctions : tout d’abord, il insiste sur la mise en page de la planche, en répétant de façon textuelle l’agencement des cases de la bande supérieure et de la série de huit cases de la partie gauche. Il guide ensuite le regard, en aidant le lecteur à naviguer à travers une planche où les cases ne se suivent pas de manière conventionnelle (c’est-à-dire en séries de bandes se lisant de gauche à droite et de haut en bas) ; en effet, le mot « And » est imprimé à la verticale et sert donc à guider l’œil vers la série de huit cases sur la gauche, au lieu, par exemple, qu’il n’en lise que deux avant de passer à la case du coin inférieur droit [43]. Enfin, la très grande taille de la typographie souligne l’état affectif de Jimmy, ici écrasé par sa tristesse. Il n’y a donc pas qu’un usage ironique lié à ce cartouche, mais bien une multitude de fonctions s’appliquant aussi bien à la forme du récit qu’à son sens narratif.

      Eugene Kannenberg décrit un second type de récitatif, qui vient trouver sa place dans la section de Jimmy Corrigan concernant le récit de son grand-père :

 

Another form of narration that Ware uses in the series’ flashback sequences is a third- or first-person narrative voice, presented in cursive handwriting, which "floats" in unadorned lexial units amongst panels on the page. (…) Readers need to “assemble” a sentence over a long series of non-contiguous panels that may be interspersed with scenes of dialogue as well. This narrative technique mandates a non-linear reading strategy that once again demonstrates Ware’s use of comics to describe events from multiple points of view in the same space [44].

 

      Cet usage de la typographie a également plusieurs effets sur la lecture du récit. D’une part, comme Kannenberg le souligne, le rythme de la lecture est ralenti puisque les lecteurs doivent « assembler » une phrase morcelée à travers plusieurs cases ; ce qui est également une façon de faire référence au mode de narration de la bande dessinée, qui est lui-même séquentiel et donc fragmentaire. La police utilisée pour cette partie du récit, que Kannenberg qualifie de « cursive », est elle aussi pertinente, puisqu’elle sépare visuellement le texte des bulles – dont l’apparence est conforme aux standards de la bande dessinée – de celui de ces récitatifs qui rapprochent Jimmy Corrigan d’œuvres plus littéraires. Le fait que la police évoque une écriture « manuscrite » n’est pas non plus innocent, puisque l’on apprendra à la fin de cette longue séquence qu’il s’agissait des souvenirs du grand-père de Jimmy racontés oralement à sa petite-fille. L’écriture est donc un substitut de la voix de James Sr. ; Ware a recours à cette typographie pour donner un caractère subjectif à la narration, comme on peut distinguer à un discours des qualités personnelles – le timbre de la voix, l’intonation, etc.
      Chris Ware, au fil de ses œuvres, utilise donc le texte et son apparence typographique de manière très diverse, et pour des buts et effets distincts. Comme l’écrit Kannenberg : « In his comics, (…) the deliberate design of the text —in grammatical reference as well as the reference invoked by placement and appearance—allows for ever-expanding possibilities for text/image relationships upon the comics page » [45]. John Barber ajoute :

 

It’s easy for some to dismiss Ware’s stylistic tricks [… as] overtly fancy (…), that’s missing the essential quality of Ware’s work: that these tricks aren’t being applied to the sort of comics we’re used to—they’re applied to an altogether different way of looking at the medium, and in that way they’re all-important. They provide a bridge between comics-as-literature and comics-as-graphic-design [46].

 

      Chris Ware montre, si cela était nécessaire, que le lettrage dans la bande dessinée peut être aussi significatif que l’image dans son apport à la narration tout comme dans sa structure, malgré le fait que de nombreux auteurs de bande dessinée n’exploitent pas autant ses possibilités.

 

Typographie du narrateur

 

      Chris Ware profite également des potentialités du texte en bande dessinée pour interroger de façon complexe certaines habitudes narratives du médium, à commencer par l’identité du narrateur. Il a produit de nombreuses planches dans lesquelles le texte narratif pouvait avoir différents aspects, voire même faire partie intégrante du dessin : il faudrait dans ces exemples – par exemple les séquences incluant le récit du grand-père de Jimmy – admettre une co-présence, ou une collaboration du monstrateur et du récitant. Or Thierry Groensteen, lorsqu’il analyse la narration de Jimmy Corrigan, ne semble pas arriver à cette conclusion :

 

On peut observer que Ware adopte successivement trois stratégies énonciatives différentes. Dans le récit de la vie de Jimmy, le récitant n’intervient que parcimonieusement, pour des notations de régie ou pour indiquer, d’un mot, sur un mode propre à l’auteur, les articulations logiques entre les scènes (« Mais », « Et donc », « Ainsi », etc.). Dans les autres parties, en revanche, le récitant est tantôt en retrait, tantôt très interventionniste, ponctuant l’action de ses commentaires et narrant au présent ces événements situés dans un passé déjà lointain (la fin du XIXe siècle) : « Aujourd’hui, M. William Corrigan (47 ans) se trouve… », etc. Enfin, une longue séquence de 43 pages est racontée à la première personne par l’enfant qu’était, à cette époque, le grand-père de Jimmy, lequel accède donc, pour cette partie seulement, au rang de narrateur actorialisé – seul des quatre Corrigan successifs à avoir ce privilège. Il semble que ce récit rétrospectif, portant sur certains événements de son enfance (« Je crois qu’à l’époque, je n’ai pas compris grand-chose à cet après-midi-là… »), soit fait en réponse aux questions de sa petite-fille Amy [47].

 

      Les « trois stratégies » qu’énumère Groensteen ne nous paraissent pas être uniquement énonciatives : en premier lieu, les « notations de régie » qu’il évoque au sujet du récit principal ne se limitent pas à des articulations logiques, et n’ont d’ailleurs pas qu’une fonction narrative. L’on reprendra à cet égard l’une des dernières pages du livre, analysée plus haut (fig. 12), dans laquelle les récitatifs soulignent ironiquement un lien logique qui peut paraître superflu – l’image seule suffit au lecteur pour comprendre que Jimmy descend du train et rentre à pied chez lui –, tout en insistant par leur taille sur l’état émotionnel du protagoniste, et, accompagnés de la mise en page de la planche – et donc du narrateur – guident l’œil vers la case du coin inférieur gauche. En d’autres termes, dans cette planche, le récitatif semble remplir à la fois les fonctions du récitant, du monstrateur et du narrateur.
      En second lieu, il est étrange de distinguer deux récitants différents pour le récit qui se déroule à la fin du XIXe siècle. Il serait plus intéressant d’approcher ce récit sous un autre angle, et de parler d’effet de recontextualisation : le récitant, que l’on croyait neutre, se révèle soudain être James, le grand-père de Jimmy, qui « accède (…) au rang de narrateur actorialisé ». Un changement de pronom – James s’exprime d’abord à la troisième personne du singulier, puis à la première – n’est sans doute pas suffisant pour parler de deux récitants différents, d’autant plus que l’on retrouve un ton et un champ lexical similaire dans les deux cas.
      Enfin, la théorie de Groensteen est insatisfaisante en ce qui concerne les questions de focalisation. Pour lui, la focalisation interne peut, en bande dessinée, se faire par le récitant (qui rapporte les pensées et les émotions du personnage sur le mode du discours indirect), par le narrateur (utilisant notamment les bulles de pensée), ou par le monstrateur, traduisant la pensée en images. Ces trois modes sont présents dans Jimmy Corrigan, mais pas de façon aussi clairement délimitée : ainsi, dans certains cas, il est difficile de savoir qui, du récitant, du monstrateur ou du narrateur montre au lecteur ce que pense et ressent le personnage (figs. 9, 13 et 14). C’est par ailleurs ce que note Jacques Samson, à l’occasion de son analyse d’une planche de Jimmy Corrigan (fig. 15) :

 

A travers les quatre cases serrant de près le personnage de Jimmy, une furtive présence corporelle se déplace dans la page. Jimmy l’observe intensément mais elle demeure à peine visible pour nous. Pourquoi cette restriction de vue ? (…) C’est que le point de vue de la lecture oscille, dans cette planche, entre une perception objective de l’événement et sa perception subjective, à travers le regard de Jimmy [48].

 

      L’usage de la focalisation interne est simple à délimiter dans le cas des bandes dessinées autobiographiques, où les trois instances se confondent, mais il est plus complexe de se prononcer dans le cas de bandes dessinées fictionnelles, d’autant plus lorsque leur construction est complexe comme c’est fréquemment le cas chez Chris Ware.

 

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[42] On notera d’ailleurs que quatre de ces huit cases sont en réalité des bulles de pensées, et devraient donc, dans une bande dessinée plus conventionnelle, contenir du texte. D’autre part, la présence d’un point d’interrogation grandissant dans le coin inférieur droit de ces cases insiste sur la détresse grandissante de Jimmy, et anticipe le cartouche adjacent. De la même façon, les mots « And so » ont été anticipés par deux autres cartouches au texte identique mais de corps moins large dans les pages précédentes.
[43] On peut néanmoins raisonnablement penser que cette fonction n’est que mineure, puisqu’à ce stade du récit le lecteur aura déjà rencontré de nombreux agencements inhabituels des cases, et n’aura donc probablement pas besoin d’un guide visuel pour lire la planche. Cependant, la présence de ce cartouche vient renforcer, par un réflexe de l’œil, ce cheminement que le lecteur aurait pu comprendre seul.
[44] « Une autre forme de narration que Ware utilise dans les séquences analeptiques de la série est une voix narrative à la première ou troisième personne, présentée sous forme d’écriture manuscrite cursive, qui “flotte” sous forme d’unités lexicales sans ornements sur les cases de la page. (…) Les lecteurs doivent “assembler” une phrase au fil d’une longue série de panels non contigus, qui peuvent être également interrompus par des scènes de dialogue. Cette technique narrative demande une stratégie de lecture non-linéaire, qui démontre encore une fois l’usage par Ware de la bande dessinée pour décrire des événements depuis plusieurs points de vue dans le même espace » (E. P. Kannenberg, « The Comics of Chris Ware: Text, Image, and Visual Narratives Strategies », dans The Language of Comics: Word and Image, sous la direction de R. Varnum et C. Gibbons, Jacksonville, University Press of Mississippi, 2002, p. 189).
[45] « Dans ses bande dessinées, (…) la conception délibérée du texte – ses références grammaticales aussi bien que les références invoquées par son placement et son apparence – laissent entrevoir des possibilités de plus en plus grandes pour les relations entre texte et image sur la page de bande dessinée » (Ibid., p. 192).
[46] « Il est tentant de qualifier les astuces stylistiques de Ware (…) [d]’exagérément fantaisistes (…), ce qui est une manière de ne pas voir la qualité essentielle du travail de Ware : ces astuces ne sont pas appliquées au type de bande dessinée dont nous avons l’habitude ; elles sont appliquées à une façon de considérer le médium complètement différente, et c’est en cela qu’elles sont si importantes. Elles fournissent un passage entre la bande dessinée en tant que littérature, et la bande dessinée en tant que conception graphique » (J. Barber, John, « Quimby the Mouse », sur John Barber Comics, 2003, en ligne (version archivée), consulté le 21 septembre 2011).
[47] T. Groensteen, Bande dessinée et narration, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 130.
[48] J. Samson, « Micro-lecture 2 : Le regard furtif de Jimmy », dans Chris Ware – La bande dessinée réinventée, sous la direction de B. Peeters et J. Samson, Bruxelles, « Les Impressions Nouvelles », 2010, p. 150.