Actéon en acte/Mythe en peinture
- Claudia-Simona Hulpoi
_______________________________

pages 1 2 3
ouvrir cet article au format pdf
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email


Fr. Boucher, Diane sortant du bain, 1742

Tout sentiment puissant provoque en nous l’idée du vide. Et le langage clair qui empêche ce vide, empêche aussi la poésie d’apparaître dans la pensée. C’est pourquoi une image, une allégorie, une figure qui masque ce qu’elle voudrait révéler ont plus de signification pour l’esprit que les clartés apportées par les analyses de la parole. C’est ainsi que la vraie beauté ne nous frappe jamais directement. Et qu’un soleil couchant est beau à cause de tout ce qu’il nous fait perdre (Antonin Artaud).

      Quand vous allez au Louvre, ne cherchez pas, ne regardez pas Diane sortant du bain de François Boucher. On n’y voit rien ; c’est d’ailleurs le titre d’un des ouvrages de Daniel Arasse qui va nous inspirer dans la lecture de ce tableau. Le même Arasse regrettait, dans Histoires de peintures, les conditions d’exposition des tableaux dans les musées [1]. En effet, Diane sortant du bain y est malaisément placée (il faut littéralement « s’agenouiller devant la déesse » pour en voir quoi que ce soit) et elle est, de plus, excessivement éclairée. On l’aurait, certes, voulue dans quelques catacombes somptueuses, pour qu’on puisse l’examiner furtivement sous les reflets d’une torche. Une photo digitale (un compromis utile, prescrit par Arasse lui-même) sur l’écran de l’ordinateur suffira, quand même. En outre, la lecture de ce tableau à travers le mythe d’Actéon pourrait recréer – du moins, on l’espère – pas seulement l’espace d’exposition, mais le tableau lui-même. Le mythe raconté par Ovide re-raconte ce tableau : du dialogue entre le texte et l’image, d’autres métamorphoses se produisent sous nos propres yeux.
      On part de la visibilité, pour arriver au visible ; et du visible, on se dirigera vers le visuel pour saisir l’invisible. La lecture du tableau de Boucher suivra inévitablement la phénoménologie du regard théorisée par Georges Didi-Huberman dans Devant l’image [2] et Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [3]. Dans l’acception qu’on lui donne, « le visuel » est le dynamisme intérieur du regard, il est ce qui lie le spectateur à l’image, ce qui implique le spectateur dans l’image (ou vice-versa : « il n’y a pas d’image sans imagination… » [4]) ; le visuel est aussi ce qui lie, dans une image, le visible et l’invisible, il est ce qui fait surgir cet invisible, et désigne, par conséquent, une fantasmatique ou une phénoménologie créatrice du regard. Selon Didi-Huberman, bien que le visuel s’applique à un lieu (celui physique, visible, du tableau), il le dépasse ; ce lieu devient simple interface, point de rencontre entre deux profondeurs : celle du tableau et celle du spectateur, les deux termes d’une « dialectique ouverte » [5] de la perception et de la signification.
      Où est le spectateur par rapport à l’image, ou bien l’image par rapport à son spectateur : devant ou dedans ? Qui crée : le peintre, le spectateur, les deux ? Chez Didi-Huberman, le « théâtre » de l’herméneutique visuelle se déplace du tableau vers l’intériorité imaginante du spectateur. Si, dans les termes de Daniel Arasse, le tableau fait plus que représenter, car « le tableau pense » [6], avec Didi-Huberman, il nous devient clair que le tableau pense dans/avec nos têtes et que nous devenons en quelque sorte les sujets des tableaux que nous regardons et, parfois, des créateurs de leurs messages. Des créateurs de leurs images aussi, et c’est ce qu’on se propose de démontrer en regardant Diane sortant du bain. Y voyez-vous Actéon ? Non, parce qu’il se cache. Mais il est . Notre regard suivra, justement, les signes précis qui mènent de l’invisible Actéon vers un Actéon, sinon visible, du moins certainement visuel.
      On devrait peut-être commencer par admettre – ou imaginer – que, du point de vue de l’artiste, la présence d’Actéon dans son tableau est tout aussi « réelle » que la nôtre devant ce même tableau. C’est pourquoi, il faut le dire d’emblée, notre démarche compte moins pour la méthode que pour l’art de regarder un tableau, quelque vague que ce mot – art – puisse paraître. Or, selon Andrei Plesu, l’art de regarder un tableau est « l’art d’attendre convenablement sa révélation » (le reste, dit-il dans L’Œil et les Choses, n’est que « discipline préalable » [7]). Et, bien des fois, c’est un texte qui nous le révèle…

 

What you see is what you see

 

      Diane sortant du bain, datée de 1742, est peinte à l’huile sur toile. Ce ne sont pas tant les dimensions ou les effets plastiques qui sont censés saisir le spectateur contemporain, que le sujet, ou plutôt la manière dont l’artiste choisit de le traiter, l’histoire qu’il est prêt à nous raconter si l’on « écoute » attentivement les traces laissées par son pinceau. Il faut jouir du romanesque dans une peinture. Celle-ci semble puiser son dynamisme dans le jeu des regards qu’elle met en scène : c’est en repérant leur objet (qui peut aussi être absent, ou virtuel…) qu’on arrive à deviner le sens possible de l’histoire qu’ils nous susurrent visuellement. Il s’agit d’une « histoire de près » [8], telle que l’envisageait Daniel Arasse dans Histoires de peintures et, bien avant, dans Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture [9]. Une histoire, donc, où le détail (inapercevable depuis la distance communément imposée aux spectateurs, mais poignant dans le face-à-face intime qui était jadis celui du peintre) joue un rôle essentiel.
      D’emblée, Diane sortant du bain suscite notre tendance au voyeurisme, de sorte que le plaisir esthétique est augmenté par la transgression d’un interdit : transposés dans un coin de nature qui se voudrait sauvage mais qui baigne dans un « irréalisme » [10] si caractéristique de Boucher, nous sommes en train de contempler la nudité éclatante des corps de deux femmes s’exposant ainsi lascivement à des regards dont elles ignorent la présence. Vu que la peinture ne s’est pas conservée parfaitement, leur peau fraîche semble sillonnée par de nombreuses craquelures (moins évidentes dans les régions sombres du tableau), comme si on les percevait à travers une toile d’araignée, ou un filet.

 

>suite
sommaire

[1] D. Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard/Denoël, « Folio/Essai », 2004, pp. 257-266.
[2] G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, « Critique », 1990, p. 25.
[3] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, « Critique », 1992, p. 75.
[4] G. Didi-Huberman, « Imaginer, disloquer, reconstruire », dans Histoire de l'art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du quai Branly (« Les actes »), 2009, (mis en ligne le 27 juillet 2009, Consulté le 08 avril 2012).
[5] G. Didi Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 136.
[6] D. Arasse, Histoires de peintures, Op. cit., pp. 311-312.
[7] A. Pleşu, Ochiul şi lucrurile, Bucureşti, Meridiane, 1986, p. 102.
[8] D. Arasse, Histoires de peintures, Op. cit., p. 276.
[9] D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, « Champs arts », 1996, pp. 10-11.
[10] A. Châtelet, « Les grâces de Boucher », dans La Peinture française. XVIIIe siècle, Genève, Skira, 1992.