Actéon en acte/Mythe en peinture
- Claudia-Simona Hulpoi
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What you see is what you’ve read

 

      L’histoire de l’art l’atteste : les anciennes représentations des dieux grecs – « cette catégorie particulière de l’invisible » [14] – obéissaient à des précautions rituelles. Les mythes de Sémélé et Zeus, d’Actéon et Diane, d’Eros et Psyché en témoignent à leur tour : il y a eu un temps où « voir » les dieux autrement que par leurs médiations ou « incorporations » éphémères pouvait anéantir les imprudents. Bien que les dieux soient défunts depuis quelque temps déjà, l’acte de (les) voir ne semble toujours pas tout à fait innocent. L’art garde des traces de ce frisson là où l’on s’y attendrait le moins, dans un tableau qu’on croirait juste fait pour meubler des frivolités baroques. Les considérations d’Olivier Deshayes sur la peinture de François Boucher confirment cette qualité inquiétante de son œuvre : un Actéon théorique, posé en « paradigme du regard », semble inspirer toute une stratégie picturale censée voiler le potentiel terrifiant et obnubilant du désir [15].
      Il y a en fait tout un complexe d’Actéon à l’œuvre au XVIIIe siècle, à l’époque où les Lumières appelaient le libertinage – deux formes d’excès ou deux « violences » à signes contraires qui exaltaient, d’une part, l’esprit, et le corps, de l’autre. Actéon est celui qui veut connaître et posséder (du regard), sa-voir et a-voir quelque chose qui est au-delà de ses limites humaines, là où il fera en effet l’expérience des deux extrêmes de son humanité, ou de ce qui la nie : la pure vitalité animale (la métamorphose en cerf) et la sublimation du simulacre (la statue qui, selon d’autres versions du mythe, lui aurait été dressée après la mort, sur l’ordre des oracles). Pas même besoin d’introduire des chiens dans ce scénario, ni des déesses farouches : Actéon est déchiré par sa propre attraction pour les contraires. Et si son mythe peut constituer l’expression de tout un « mal du siècle », alors le symptôme apparent en pourrait être le pauvre angelot devenu irrécognoscible, l’Amor délabré gisant aux pieds de la déesse (quelle métamorphose…), celui qui, dans le tableau de Boucher, fait figure d’étrange protagoniste.
      Tout est possible, rien n’est certain. Le pied gauche de Diane, levé comme dans un perpétuel suspens, en est aussi le signe. Dans ses Forms of Things Unknown, Herbert Read ne doutait point du contenu proprement cognitif qu’un artiste transmet par ses images; et pourtant, notre Actéon n’est pas tellement là – s’il l’est – pour fournir une « clé » de lecture du tableau, c’est-à-dire pour « expliquer » positivement quelque chose. Il donne à voir, c’est tout. Et à écrire. Mais ce qu’on en écrit est à situer à mi-chemin entre, d’une part, le tableau de Boucher et, de l’autre, le mythe raconté par Ovide. C’est un discours-centaure, si l’on peut dire ainsi, marqué par une contamination salutaire : quand le mythe « s’incorpore » et le tableau « se mythifie » en se ressourçant au dynamisme de la fable, le logos ne peut en sortir qu’enrichi. Il a de plus en plus de chances de s’approcher de ce « langage concret » dont rêvait musicalement et théâtralement Artaud, et dont on peut aussi rêver plastiquement.
      Angelo Morretta, un linguiste préoccupé par les anciennes philosophies du langage, parlait aussi de la sclérose subie par la langue au cours de la « furie typographique » déclenchée par le phénomène Gutenberg : notre civilisation, qui est éminemment une civilisation de l’écriture, se fonde sur un système de signes frappés d’amnésie, dépourvus de toute la charge visuelle qu’ils portaient aux temps lointains des pictogrammes [16]. L’invasion médiatique de l’image et la décadence du statut du livre auxquelles nous nous confrontons à présent ne seraient, selon Morretta, qu’une manifestation de révolte dont nous sommes – inconsciemment, mais programmatiquement – les auteurs : notre langue anémiée revendiquerait ainsi son droit à la vie des sens. Dans ces conditions, le discours sur l’image, l’histoire retrouvée d’un tableau pourraient peut-être, par le fait même de ressusciter les latences visuelles des mots, réconcilier aussi cette scission à l’intérieur du langage entre l’abstraction et le sensoriel – même si l’« état paradisiaque » de ce langage rêvé des origines ne sera plus atteint, même si les mots ne pourront jamais traduire fidèlement l’information transmise par l’image. « L’image a ses langages que la raison du verbe ne connaît pas », ou ne connaît plus, comme affirmait Frédéric Lambert dans son entretien avec Umberto Eco. Et Eco de répliquer plus loin : « Si vous pouvez peindre la Joconde c’est mieux que de la décrire. Mais décrire la Joconde est un exercice artistique très important » [17].
      L’image est – comme le texte, Umberto Eco nous le dit dans Lector in fabula – une sorte de puzzle dont « les blancs » ne sont pas remplis uniquement par d’autres images, mais par des textes aussi. L’intertextualité et l’intervisualité s’entremêlent ainsi dans l’exercice d’une nouvelle faculté, qu’on pourrait peut-être appeler la faculté d’intertextvisualiser. Tant il est vrai qu’une image n’est pas seulement ce qu’on voit (What you see is what you see) ; elle est aussi ce qu’on a lu (What you see is what you’ve read) – et, puisque l’acte de voir ne laisse de traces que lorsqu’il est fixé, « incorporé » d’une manière ou d’une autre, une image est aussi ce qu’on en écrit (What you see is what you write, à savoir notre façon à nous d’œuvrer une autre œuvre). Ce seraient les trois étapes d’un exercice de restauration créatrice de l’image – ou bien, de restitution de son histoire.
      C’est sans doute Magritte avec son « Ceci n’est pas une pipe » qui nous a légué la plus notoire démonstration du pouvoir dépaysant que le texte peut avoir sur l’image. La pipe de Magritte était une pipe mise en question, une pipe en suspens : elle était – elle l’est toujours – à la fois une pipe et son contraire. Selon le même principe, une fois regardé à travers le texte d’Ovide, le tableau de Boucher devient le théâtre d’un entre-deux : il y a là, en puissance, toute une histoire. L’Actéon en acte derrière son rideau d’ombres ressuscite, par son absence même, les ressorts du muthos – dans le tableau et en nous-mêmes. Et si Boucher nous attire dans son jeu spéculaire c’est peut-être pour insinuer notre propre condition actéonique, en tant que spectateurs-voyeurs séduits par son Art(émis)-Diane – une « divinité » initiatrice et protectrice à la fois, car après avoir nagé dans ses ondes à elle, nous pouvons en sortir reconnaissants de retrouver impunément les sages saveurs d’un monde dont on ne doute pas.

 

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[14] G. Deschodt, « Modes de figuration des dieux en Grèce ancienne. Le cas du sacrifice », dans Images Re-vues, 8/2011, (mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 24 novembre 2012).
[15] O. Deshayes, « Boucher ou les promesses d’un érotisme des Lumières », dans Le Désir féminin ou l’impensable de la création. De Fragonard à Bill Viola, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 24.
[16] A. Morretta, Cuvântul şi tǎcerea, traduction de l’italien par Mara et Florin Chiriţescu, Bucureşti, Editura Tehnicǎ, « Seria Interferenţe», 1994, p. 142.
[17] U. Eco, « Le langage imparfait des images », dans L’Expérience des images, Paris, INA Editions, « Les entretiens de MédiaMorphoses », 2011, pp. 18-19.