Une écriture thérapeutique originale.
Tarnation de Jonathan Caouette ou
le documentaire autobiographique protéiforme

- Marc Arino
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Figs. 1 et 2. J. Caouette, Tarnation, 2003


Fig. 3. J. Caouette, Tarnation, 2003


Figs. 4 et 5. J. Caouette, Tarnation, 2003


Figs. 6 et 7. J. Caouette, Tarnation, 2003


Fig. 8. J. Caouette, Tarnation, 2003


Fig. 9. J. Caouette, Tarnation, 2003

      Dans son article publié dans Les Cahiers du cinéma et intitulé « Qui fait les images ? Imagination de soi et du monde dans le cinéma contemporain », Frédéric Nau affirme que :

 

le succès du cinéma autobiographique ne peut manquer d’être mis en relation avec deux phénomènes caractéristiques de notre époque : la production et la diffusion massives d’images de tout type et la survalorisation de l’expression personnelle. Au flux incessant d’images entretenu (…) par l’usine médiatique (…) pourquoi ajouter les siennes propres ? La question se pose évidemment à tout cinéaste responsable. A l’exhibition pornographique de soi et à la vulgarisation universelle de l’intimité, comment échapper tout en se dévoilant ? La question se pose plus spécifiquement à tout autobiographe [1].

 

Tarnation, réalisé par Jonathan Caouette en 2003 [2], affronte ces difficultés de façon originale et radicale, imposant de repenser le statut du texte et de l’image dans le récit filmique autobiographique. Premier long métrage à avoir été entièrement post-produit sur le logiciel i-Movie d’Apple, Tarnation – néologisme signifiant littéralement « l’incarnation déchirée » ou contraction, en argot texan, d’eternal et de damnation –, constitue l’autoportrait de Jonathan Caouette qui décide dès l’âge de onze ans de filmer la chronique chaotique de son enfance. Vingt ans plus tard, à trente et un ans, par la magie d’une sorte de « montage automatique », il nous entraîne dans un tourbillon psychédélique à partir d’instantanés, de films d’amateurs au format Super-8, de messages enregistrés sur répondeur, de journaux intimes vidéo et de ses premiers courts métrages. Faisant office de véritables thérapies, l’utilisation précoce de la caméra et la réalisation de Tarnation autorisent une forme de catharsis pour celui qui tente de survivre à l’enfer du quotidien et de combattre le spectre de la folie. Nous verrons comment Jonathan Caouette a reconstitué dans la matière protéiforme de son autobiographie, qui donne à voir une construction originale du rapport entre texte(s) et image(s), le film de sa trajectoire personnelle et familiale.

 

Ecrire l’histoire

 

      Tout au long de son film, Jonathan Caouette a recours à de très nombreuses incrustations textuelles (« cartons » ou superposition du texte sur l’image) qui en scandent le déroulement et qui soulignent, en empruntant les marques subverties du conte de fée, les différentes étapes de la vie familiale. Cette omniprésence du texte avait au départ pour objectif, comme l’analyse le réalisateur, de ménager une ambiguïté, une porte ouverte permettant de percevoir le film comme un documentaire mais aussi comme une fiction :

 

[…] c’était une façon saine de dire: « ceci n’est pas forcément moi, ceci n’est pas forcément ma mère » pendant que Tarnation constituait un endroit où je pouvais me donner entièrement. (…) Je pensais qu’une voix-off et l’utilisation d’un narrateur auraient quelque chose de kitsch ou de cheap. Et s’il avait fallu une voix-off, ça aurait probablement été la mienne, ce qui aurait poussé le film vers une sorte d’exercice narcissique, et j’avais peur qu’il soit perçu ainsi alors que ce n’était pas mon intention. Dans le premier montage, il y avait une utilisation différente du texte, qui devenait en quelque sorte un véritable personnage. Pour moi, le texte permettait une expression de la dépersonnalisation, un désordre dont j’ai longtemps souffert. Une façon d’être à l’extérieur de soi tout en faisant référence à soi-même. Il y avait un aspect hybride entre fiction et réalité, un dénouement totalement autre. (…) finalement tout ceci a été abandonné [3].

 

Jonathan Caouette a donc conservé le récit écrit, effaçant toutefois la distance entre l’histoire racontée et la construction difficile de sa personnalité qui débute bien avant sa naissance lorsque ses grands-parents maternels font la rencontre l’un de l’autre :

 

Il était une fois dans un village du Texas, au début des années cinquante, un homme bon qui rencontre une femme bonne. Lui, Adolph, elle, Rosemary s’aiment et se marient. Ils ont une belle petite fille. Renée. Tout dans leur vie est lumineux, heureux et prometteur. Adolph a un commerce prospère, une petite épicerie familiale. A l’âge de onze ans, Renée est repérée par un célèbre photographe de New-York en visite dans ce village du Texas. Il fait de Renée un jeune mannequin réputé dans le coin. On la voit dans des émissions, des magazines de mode, et dans un fameux spot publicitaire. Quand Renée a douze ans, tout dans sa vie devient triste. Renée joue sur le toit de sa maison, fait une chute, atterrit sur ses pieds sans plier les genoux. Renée est paralysée pendant six mois. Rosemary et Adolph se demandent si la paralysie n’est pas dans sa tête. Un ami de la famille leur conseille de recourir à des électrochocs deux fois par semaine. Pendant son traitement Renée conserve sa beauté. Après sa guérison, quand elle sort, il lui semble que le soleil va la faire s’évaporer [4] (figs. 1 à 5).

 

C’est la fin de la première tranche d’un récit recelant deux énigmes qui ne seront jamais directement élucidées mais qui vont conditionner l’avenir tragique de Renée et de toute sa famille. Pour quelle raison la vie de Renée est-elle devenue triste lorsqu’elle atteint ses douze ans ? Pourquoi demeure-t-elle paralysée après sa chute alors que ses fonctions motrices ne semblent pas être en cause ? Frédéric Nau apporte un élément de réponse :

 

Les images de la délicieuse enfant et de la jeune fille mannequin de banlieue laissent place, au gré des électrochocs et des humiliations, à une décomposition de la beauté en même temps que de la santé morale. Déchéance du rêve américain déjà remâchée ? Certes, mais Jonathan Caouette porte cette réflexion au second degré dans une scène éminemment narcissique : dans son confortable appartement new-yorkais (…), le cinéaste [parvenu à l’âge adulte] se filme au milieu d’une nuit d’insomnie, enfermé dans ses toilettes. Pleurs ; et surprise : le jeune homme, qui joue si bien le fils dévoué, sanglote qu’à cette mère si touchante il ne veut surtout pas ressembler, que ce spectre de l’enfer psychologique le terrorise. Et voici que Jonathan Caouette a fait franchir une étape nécessaire à la culture américaine : il ne suffit plus de porter le deuil d’un rêve américain, mort et enterré depuis belle lurette ; il y a désormais plutôt un cauchemar américain et cette image, connue et reconnue, identifiée, nourrit la peur des jeunes Américains, impuissants devant une société croquemitaine [5].

 

La belle Renée serait ainsi la victime du syndrome des enfants-vedettes dont la société de consommation ravage une identité en devenir, destruction que la chute de Renée, sa paralysie et son mutisme viennent métaphoriser. Lorsque la jeune femme rentre chez ses parents, à la fin de son internement, la cohésion de son psychisme n’existe déjà plus et, loin de la protéger en la déconnectant de la réalité du monde, son état va précipiter son malheur, ce dont informe le spectateur le texte en incrustation :

 

En 1972, Renée rencontre un représentant de commerce, Steve, du New Hampshire. Ils tombent amoureux, se marient vite mais se séparent aussitôt. Renée a un bébé, Jonathan. Ignorant qu’elle était enceinte et incapable d’assumer sa famille, Steve est déjà parti.

 

La naissance de Jonathan représente donc un non-événement que Renée, malgré tout l’amour qu’elle porte à son fils, ne signale pas à un père en fuite qui ne cherche pas à prendre de ses nouvelles. Cet abandon marque la fin de toute possibilité de rémission pour l’épouse et la mère qui ne cesse de mettre en péril sa vie et celle de son fils, de subir la violence d’autrui et de déchoir, comme continue de le relater le texte incrusté :

 

En 1977, Renée, dans un état psychotique, emmène Jonathan à Chicago sans argent ni logement. Les problèmes ne tardent pas. Renée est violée en présence de Jonathan par un homme qui les avait recueillis dans la rue. De retour au Texas, Jonathan est enlevé à Adolph et à Rosemary par les services de l’enfance et placé dans des familles au Texas pendant deux ans. Jonathan est victime de mauvais traitements psychiques et physiques. Il est attaché et battu par ses parents adoptifs. C’est alors qu’Adolph et Rosemary consentent à ce que Renée [qui a été emprisonnée] continue les électrochocs. Après son dernier traitement presque rien ne subsiste de la personnalité de Renée ou de son esprit. Elle avait vingt-cinq ans. Adolph et Rosemary obtiennent la garde de Jonathan en 1979 et l’adoptent fin 1981 (figs. 6 à 9).

 

A partir de 1982, parvenu au même âge qu’avait sa mère quand « tout est devenu triste dans sa vie », Jonathan commence à développer des troubles de la personnalité, conséquences des traumatismes vécus dans son enfance, qui le font glisser vers une folie dont sa caméra va le protéger tout en en conservant la trace.

 

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[1] Fr. Nau, « Qui fait les images », Les Cahiers du cinéma, (consulté le 24 juin 2013).
[2] Jonathan Caouette, Tarnation, U talkin’2 me, Etats-Unis, 2003 (DVD, Lumière, 2005, 88 min).
[3] Entretien entre Jonathan Caouette et Nicolas Bardot sur le site Film de Culte (consulté le 24 juin 2013).
[4] Nous retranscrivons la traduction de toutes les incrustations textuelles à partir du sous-titrage du DVD.
[5] Fr. Nau, « Qui fait les images », art. cit.