Une écriture thérapeutique originale.
Tarnation de Jonathan Caouette ou
le documentaire autobiographique protéiforme

- Marc Arino
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Fig. 14. J. Caouette, Tarnation, 2003


Figs. 15 et 16. J. Caouette, Tarnation, 2003

Fig. 17. J. Caouette, Tarnation, 2003

Filmer pour guérir

 

      Parce qu’il a trouvé un semblant de stabilité à New-York, auprès de son compagnon David et dans les retrouvailles avec son père, Jonathan Caouette trouve la force de détourner l’œil de la caméra de sa personne pour la focaliser uniquement sur sa mère, à laquelle il demande de parler librement de sa vie. Renée raconte alors que, petite, elle a connu des abus continus, qu’elle s’attendait toujours à être frappée et que des parents malades engendrent des enfants malades. Elle accuse sa propre mère d’avoir été schizophrène, névrotique et psychotique, insinuant donc qu’elle lui a transmis sa folie. Elle affirme ensuite qu’heureusement elle n’a pas reproduit ce schéma sur ses enfants, Jonathan et David. Visiblement mal à l’aise, elle part se cacher dans une autre pièce, répondant à son fils qui lui demande pourquoi elle ne veut pas l’aider à faire ce film qu’il est possible de se parler sans se filmer. La première tentative de Jonathan pour libérer la parole de sa mère échoue donc. Conscient que sous la description de la cruauté parentale se cache un reproche que sa mère adresserait à ses parents pour lui avoir fait subir des électrochocs, le jeune homme ne renonce pas et décide de confronter les allégations de Renée à celle de son grand-père, le seul qui soit encore en vie. A son retour au Texas, Jonathan retrouve une maison ravagée et sa mère rendue plus malade encore à cause d’une overdose de lithium. Durant son séjour, il filme longuement les délires de Renée, capable par exemple de converser joyeusement avec une citrouille (fig. 14), puis interroge son grand-père au sujet des électrochocs et des prétendus sévices qu’il aurait fait subir à sa fille :

 

[…] il s’agit dans le même temps de reconstituer les fragments de la personnalité hantant ce corps maternel malade, qui vit « sous sa peau » et qu’il faut réinscrire dans une narration possible. Déchirer l’incarnation pour mieux sauver leurs peaux, (…) tel est le combat que mène Caouette, s’efforçant de rendre à chaque corps son autonomie dans un acte cinématographique d’amour qui évolue sur le double registre de la pudeur et de la fragilité [9].

 

Mais Renée et Adolph refusent de jouer le jeu : la pellicule se met à brûler (fig. 15) et le visage de Jonathan apparaît recouvert de sang (fig. 16). Le réalisateur fait défiler des photos récapitulant la vie de Renée qu’il décide de prendre en charge. Mère et fils rentrent alors à New-York, le film s’achevant sur l’image de Jonathan bordant celle qui devient son enfant (fig. 17). La seconde tentative du réalisateur pour faire la lumière sur le passé familial échoue donc en partie, Jonathan Caouette prenant conscience de l’impossibilité pour Adolph et pour Renée de sortir des ornières de leur histoire tragique et de la nécessité de s’occuper d’eux ici et maintenant. Il sait qu’il peut tourner la page, d’autant plus qu’il est parvenu à faire œuvre d’art :

 

J’ai arrêté de filmer ma famille. J’ai le sentiment d’avoir capté un chapitre de ma vie, où je suis allé chercher quelque chose de si noir, pendant si longtemps, et je pense en avoir fait le tour. J’ai l’impression d’avoir créé quelque chose qui semble être une œuvre d’art accessible alors que je ne pensais pas que ça serait accessible pour qui que ce soit. Bref, je ne pense plus avoir besoin de me donner comme cela désormais. Ma mère a vu le film et elle l’adore. De mon côté, je ressentais vraiment le besoin de faire sortir l’histoire de ma mère, c’était comme une urgence. L’histoire montre qu’elle a été une victime innocente d’un système de santé totalement archaïque, dans le Texas des années 70, et prouve à quel point cela a pu être destructeur. C’était l’une des raisons pour laquelle j’ai laissé tourner la caméra lors de la scène de la citrouille. Il ne s’agissait pas d’exploiter ma mère, il s’agissait de mettre les gens dans cette atmosphère-là, à propos de quelque chose qu’ils ignorent, et de dire le plus honnêtement possible : « Regardez ce qui s’est passé », simplement parce qu’un voisin a conseillé ceci à mes grands-parents. Mais je ne les blâme pas, je ne blâme pas mes grands-parents, je n’ai jamais pensé une seconde qu’avec ma mère ils ne s’aimaient pas, ou qu’ils ne m’aimaient pas, malgré ce qu’ils ont fait à ma mère, ils ne savaient simplement pas comment faire face à cette situation […] [10].

 

*

 

      Pour Frédéric Nau, Tarnation assigne au cinéma autobiographique une ambition esthétique élevée. Dans une veine post-psychanalytique, le film de Jonathan Caouette place au centre de son propos « notre être-au-monde, s’interrogeant sur la possibilité de nous situer dans ce monde sans en être le pur produit : une telle méditation ne saurait aller sans un travail de redéfinition de l’image, dont le statut ontologique et pragmatique est en effet (…) repensé » [11], en lien étroit avec le recours aux incrustations textuelles. Jonathan Caouette affirme continuer à aimer cette idée de tout faire lui-même comme pour Tarnation, du contrôle total que cela permet, du rapport intime que cela implique : « Je pense que ça va changer beaucoup de choses dans les années à venir, le fait que tu puisses faire ton film seul, le monter sur ton ordinateur, et ensuite essayer de le distribuer » [12]. Dans cet effort de synthèse, la caméra a joué au moins deux rôles dans Tarnation. Elle a d’abord permis à Jonathan Caouette de faire exister une partie de son identité qui ne peut se révéler au grand jour, comme lorsqu’il se filme dans le rôle d’une femme, dans l’obscurité de la salle de bains, de se sauver par le cinéma, puis de ramener par la conjonction du texte et de l’image ses proches à la vie, Renée en particulier. Mais de la même façon qu’il a compris que ses propres troubles psychiques, qui lui font perdre parfois le sens de la réalité et qui lui donnent l’impression de vivre dans un rêve, ne se soignent pas vraiment, il doit admettre que sa mère ne retrouvera jamais l’équilibre. Reste l’hommage exemplaire qu’il lui rend par l’entremise de son film (dont Walk away Renee, sa deuxième réalisation sortie en 2012 constitue une sorte de suite ou de complément), Tarnation opérant la réunion, via celle du texte et de l’image, d’un fils et d’une mère qu’un acharnement médical et la dépossession psychique qui en a résulté avaient trop longtemps séparés.

 

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[9] Ibid.
[10] Entretien entre Jonathan Caouette et Nicolas Bardot, art. cit.
[11] Fr. Nau, « Qui fait les images », art. cit.
[12] Entretien entre Jonathan Caouette et Nicolas Bardot, art. cit.