Le premier chapitre se concentre sur la question de l’identité nouvelle que se forge un écrivain confronté à l’impératif de l’image. Se relire par l’image devient se relire par l’image de soi et engage un ethos. Les précédents volumes avaient rappelé ce que la composition d’une Ouvre complète doit au désir de construire son propre tombeau, la création d’images de soi n’échappe pas à cette règle, comme le montre Martine Lavaud pour le portrait photographique. « Rare du vivant de l’auteur, le portrait-frontispice, sorte de Cerbère gardien du temple, fonctionne comme le résumé posthume et classicisant d’une œuvre appréhendée dans sa globalité. » Se relire à l’image de soi, ou plus précisément en image de soi [13]. La photographie d’écrivain, la reproduction de son écriture manuscrite (Hugues Marchal) sont autant de manières de relire son œuvre propre en construisant une image-d’écrivain.
      Cependant, cette statue est érigée sur une faille, sur cette disjonction irréductible entre les deux systèmes sémiotiques du texte et de l’image. La présence de l’image fait principalement émerger la nécessité de relire le texte comme signe pur et explore « une forme de sémiotique totale de l’écriture » (Hugues Marchal).
      Ainsi, le premier chapitre de cet ouvrage, « Le texte relu comme image », témoigne de ce que le changement de régime sémiotique impose au texte, qui n’est pas relu mais revu. Celui-ci se situe entre retour vers l’indiciaire et tension vers l’iconique.
      Retour vers l’indiciaire par le statut du texte autographe qu’analyse Hugues Marchal, qui devient « vestige d’un geste révolu », trace d’un mouvement où s’inscrirait le texte secret des phénomènes psychiques, tout comme le visage de l’écrivain saisi par la photographie révèlerait - au sens chimique du terme - les secrets du texte (Martine Lavaud). Cette représentation du texte et de soi en image ne propose pas une icône (au sens peircien) de l’écrivain, fondée sur une évidente relation de ressemblance, mais en donne un indice, selon une relation de contiguïté naturelle qui dépasse le désir de maîtrise de l’écrivain.
      L’image insérée dans un livre, comme le montre Gilles Bonnet à propos de la collaboration entre François Bon et le photographe Jérome Schlomoff, peut certes accentuer la tension du texte vers l’iconique, c’est-à-dire désigner la propre disposition du texte à l’image et les images du réel que le texte souhaitait dénoter. En réalité, l’image photographique qui essaie de ressaisir les figures réelles déjà appréhendées par le texte transforme ce dernier en trace et en indice d’une représentation toujours problématique.
      La relecture par l’image permet en effet de mettre en exergue les enjeux de la représentation : non pas le rapport au réel et à la référence, mais le rapport à la re-présentation, à la réitération, à la répétition du présent et à sa remémoration. Très loin de la distinction de Lessing qui voudrait qu’au texte soit dévolue la maîtrise du temps et à l’image celle de l’espace [14], la relecture par l’image et le retour de l’image vers le texte « interroge[nt] le temps » (Gilles Bonnet). Lionel Verdier montre, à propos de l’œuvre de Denis Roche et de ses photolalies, que l’image refait à la fois le je et le temps. Introduite après coup dans le texte, elle rejoue, par l’écart sémiotique et l’ajout d’un support iconique, l’écart entre le je passé et présent.
      Ainsi, alors que ces images, autographiques ou photographiques, sont censées être une représentation au plus proche du réel et de soi, elles semblent dotées d’une fonction allographique : elles désignent l’autre en soi et constituent bien une relecture mémorielle.
      Elles accentuent surtout le geste qui est déjà en acte dans le simple fait de la relecture, celui du découpage et du remontage, mais cette fois par l’effet de « cadroir » (Lionel Verdier) propre à la photographie qui recadre par une coupe spatiale et temporelle.
      Or, le retour sur le passé et sur soi n’est jamais plus fort que dans les cas où la relecture par l’image semble n’être qu’un acte de montage étudié dans le second chapitre « Relecture/relire/montage ».
      Enrichissant l’anagramme relire/relier, Dominique Vaugeois montre la tâche d’iconographe qu’accomplit Aragon dans Henri Matisse, roman, découpant, recollant et annotant et datant des textes antérieurs articulés par les reproductions de l’œuvre de Matisse. Ce que la relecture de son propre texte par l’écrivain produit de discontinuité et de fragmentation [15] est comme rédimé par la vertu reliante de l’image, qui permet de faire surgir un texte secret et un visage corrigé de soi. De même, les réagencements du discours sur l’art par l’image documentaire (dans le livre ou le reportage audiovisuel) permettent à Malraux de viser une simplification du discours par un montage purement visuel (Camille Pageard, Jean-Louis Jeannelle) mais aussi de faire le bilan d’une vie et de sa propre ambition panoramique comme le montre Jean-Louis Jeannelle analysant le film, pédagogique, de Jean-Marie Drot, si différent de celui de Clovis Prévost qui vise davantage « à créer, grâce au fond noir de l’écran, un espace d’abstraction formelle offrant une très grande liberté de présentation des œuvres».
      Déjà présent dans les œuvres que nous venons d’évoquer, le ressaisissement mémoriel que permet l’image est encore accentué dans le cadre apparemment institutionnel du livre illustré envisagé par le troisième chapitre (« reconfiguration/rectification/dialogue »). Le cas est particulièrement frappant dans la collaboration entre Gustave Doré et Théophile Gautier (Nicolas Wanlin), l’écrivain usant des gravures de manière pléonastique, accentuant un retour nostalgique vers sa jeunesse et la genèse du romantisme. C’est aussi à une tentative de préservation et de conservation spatiale et temporelle que se livre Gaston Lavalley par le biais des illustrations photographiques de Magron (Paul Edwards). Dans les deux cas, l’image sert à construire, au sens architectural du terme, un monument à la mémoire et à l’histoire. A l’inverse, le travail de Giacometti pour Les Beaux Quartiers d’Aragon dialogue avec les techniques illustratives du XIXe siècle, et notamment le recours à la légende paginée qui invite à une référentialité pure, quand Aragon délègue à Giacometti (comme le montre Thomas Augais) une réécriture voire une désécriture, « iconique, silencieuse » des Beaux quartiers, qu’il pratiquera lui-même dans Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit par exemple [16].
      L’image dans le livre permet de corriger la réception de l’œuvre, d’ériger un monument mélancolique à soi-même. Il est vrai que la maîtrise du contexte éditorial que possède l’écrivain facilite cette mainmise, voire cette manipulation de l’image. Clément Dessy montre comment les projets illustratifs qui succèdent à la fameuse édition illustrée du Voyage d’Urien par Maurice Denis rectifient à la fois la réception trop formaliste dont ce dernier ouvrage a fait l’objet, et, par rebond, l’ethos de l’écrivain.

 

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[13] De la même manière que Nelson Goodman parle de représentation-en pour désigner les images qui dénotent un objet mais en modifie la catégorie : voir Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 52-56.
[14] « Il est donc établi que le temps est le domaine du poète, comme l’espace est celui du peintre », Lessing, Laocoon, Paris, Hermann, 1990, p. 132.
[15] Voir La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes , tome II, op. cit., p. 10.
[16] Voir Hélène Védrine, « L’illustration de Je n’ai jamais appris à écrire d’Aragon ou les incipit visuels », Lire Aragon, Mireille Hilsum, Carine Trevisan, Maryse Vassevière (dir.), Honoré Champion, 2000. Et « Sage comme une image : ce que regardent les images dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit d’Aragon », Aragon. Le souci de soi, Carine Trevisan (dir.), Textuel, n°35, 1999.