L’option du noir, l’absence de fond dans le Saint Thomas de Vélasquez choisi par Michon instituent une cohérence, esquissent a posteriori une palette susceptible d’unifier une œuvre faussement perçue comme disparate. Mais dans le même temps, l’image inscrit le soupçon sur la page de couverture du premier livre. Comme le rappelle Laurent Demanze citant Michon, Saint Thomas incarne la figure du doute qui, « creuse un individu en massacrant en lui ce qu’il a de plus cher. Et s’il y a une chose dont je doute, c’est de ce qui me fonde, c’est-à-dire la littérature [.] ». Ce que l’image permet de renforcer et de corriger, elle le ruine aussitôt en s’attaquant à l’écriture, en la démembrant et en désignant son incapacité propre à désigner.
      Dès lors, la relecture par l’image n’est pas relecture, mais retour sur les conditions mêmes de l’écriture et de la représentation littéraire. Dans la confrontation entre les deux systèmes sémiotiques, l’écriture semble contrainte de s’interroger sur ce qui forme son essence, ses structures essentielles.
      La relecture du texte pour l’image et par l’image accentue en effet un mouvement de simplification structurelle, comme dans le passage à la scène et à l’écran (« Se relire par la scène » et « « Se relire par l’écran »).
      Certes, le contexte historique, les conditions culturelles, la nature des écrivains et des textes font varier les constats. Comme le montrent Olivier Bara dans le cas de Balzac ou Patrick Bray à propos de Sand, le passage à la mise en scène permet de mettre en exergue des images-types, voire des typologies, et d’incarner les virtualités plastiques d’un texte qui n’était pas prévu initialement pour le théâtre. Cependant, ces adaptations scéniques révèlent moins l’iconicité du texte et des personnages qu’elles ne concurrencent d’autres types d’images, celles qui se diffusent dans le vaudeville, dans la presse satyrique, par la mode des physiologies ou dans le livre illustré. Jules Verne, pour Hélène Laplace-Claverie, conçoit ses décors comme des illustrations grandeur nature, se réappropriant la transposition visuelle qui était l’apanage de son éditeur et de ses illustrateurs. L’image scénique lutte ici avec l’image qui se diffuse de plus en plus massivement par d’autres médias, ce qui ne va pas sans menacer l’intégrité générique du texte.
      Cependant, existent des hommes de théâtre pour lesquels la création scénique est consubstantielle à celle de l’écriture : l’image n’est pas seconde et ne relit pas le texte. C’est le texte qui est « pour l’image », comme l’écrit Guy Ducrey à propos de Victorien Sardou. On pourrait ainsi être tenté d’établir une distinction entre le XIXe et le XXe siècle. Pour le XIXe siècle, le passage à la scène se fait sur le mode de l’excès, de la surabondance d’images empruntés à des sources diverses. L’image engraisse le texte et sature la vue, présente parfois dès la création du texte. Ce qui était explicite devient surexposé. Pour le XXe, au contraire, l’image dégraisse, affûte. Olivier Penot-Lacassagne parle d’un « aiguisement des formes » opéré par la mise en scène chez Beckett, Vinaver se méfie de la « mise en trop » et prône « le principe de moindre action » (Catherine Brun) lorsqu’il travaille à ses co-mises en scène.
      Pourtant, épurant ou saturant l’espace, engraissant ou dégraissant le texte, c’est le même effet qui semble visé : donner à voir l’écriture même, ses principes génétiques et non le produit textuel. L’écrivain, qui relit son propre texte pour le donner à voir, fait apparaître les origines plastiques de l’écriture.
      Ainsi, Valère Novarina parle de son texte comme d’une « arborescence furieuse », maintenu dans un « état printanier », qui ne se structure que par le passage à la plasticité de la scène. Sur la scène, ce sont les images, peintes au sol ou accrochées en toiles de scène, qui structurent l’espace. Pourtant, si la scénographie est pensée à l’aide de composantes visuelles, c’est moins l’image que l’espace, sa dynamique et ses lignes de force, qui relit.
      L’effet structurant de l’image et du découpage est particulièrement flagrant dans le passage du texte à l’écran (« Se relire par l’écran »). Bénédicte Bonhomme a pu montrer, à partir du scénario non réalisé de La Route des Flandres de Claude Simon, que le roman en sort « dégraissé », mais sa structure et son rythme renforcés. Le texte en lui-même, dans L’Homme qui dort de Perec (Maryline Heyck), simplement coupé, reste inchangé, mais l’œuvre est profondément « revue » par le double choix du muet et d’une voix off, féminine, sans équivalent dans le roman. Effacement d’un effet Butor (le roman est écrit à la deuxième personne), seul des nouveaux romanciers à intéresser Perec, ou prise en compte véritable des moyens propres du cinéma ?
      Dans cette opération de démontage du texte et de remontage, tout particulièrement en accord avec la logique de détournement et d’arbitraire de La Société du spectacle de Guy Debord (Matthieu Rémy), se renforcent les liens analogiques, comme si l’entrée dans un système visuel et iconique supposait aussi l’entrée dans le rapport analogique qui unirait l’image et le réel. Quittant l’arbitraire du symbole, le texte joue à s’épurer dans un système qui se structure par homologie.
      Réduction, homologation, la relecture par l’image est aussi relecture sémiotique qui, par la confrontation à un autre système de signes, interroge les articulations fondamentales du langage.
      Cette réduction structurelle permet de conférer aux motifs un rôle plus important. Des motifs secondaires ou irreprésentables dans la logique du texte premier sont accentués, comme la figure de l’ange Heurtebise chez Cocteau dont le rôle métaphysique est redoublé (Marc Cerisuelo), ou la figure de l’auteur chez Pirandello (Mireille Brangé). Figures fondamentales, qui paradoxalement n’ont trouvé leur pleine signification et extension que par l’image. Celle-ci semble ainsi pallier le défaut de représentation du texte, même lorsqu’elle se confronte à l’irreprésentable, comme le montre Anne-Marie Baron, analysant Être sans destin, le film réalisé, avec Kertesz lui-même, par Koltai.
      La relecture par l’image structure mais ne modifie pas toujours le texte, elle remet en cause l’écriture. Aragon, dans Henri Matisse, roman, écrivait : « revoir (corriger) : le texte offre un miroir à l’image où chacun peut se corriger [17] ». Se corriger, « try again » comme le dit Beckett dans l’image liminaire. L’image offre aussi un miroir au texte, mais un miroir oblique (d’où l’importance de la photographie, cet appareil au miroir oblique), tout comme Jean-Pierre Richard parle d’ « autobiographie oblique » (cité par Laurent Demanze). Elle a ce qu’il faut d’obliquité pour saisir le réel, le je et l’origine de l’écriture, laissant en apparence le texte inchangé, ou simplement restructuré, mais en vérité totalement désécrit.

 

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[17] Henri Matisse, roman, Paris, Gallimard, 1971, t. II, p. 7.