Autre trait commun aux différents volumes, la relecture est souvent prise entre le désir de renvoyer l’œuvre au passé et le souci d’actualiser, entre le souci des contemporains et celui de la postérité. Si la modernité des portraits d’un Balzac ou d’un Gautier s’oppose à la pétrification d’un Gide, préparant « son entrée austère dans la modernité » (M. Lavaud), il peut y avoir conflit entre l’auteur relecteur et celui qu’il a élu, choisi comme collaborateur : entre Gautier par exemple, « attaché toute sa vie aux catégories critiques issues de la pensée romantique » et Doré qui s’efforce de s’en extraire (N. Wanlin).
      L’image peut elle aussi construire des tombeaux. C’est ce que fait Jean-Marie Drot filmant Malraux, dans la posture du « grand écrivain tirant le bilan, à la fin de sa vie, d’une longue recherche consacrée à l’art » (Jean-Louis Jeannelle). Mais au fil du XXe siècle, les résistances à la pétrification d’une œuvre close, à transmettre à la postérité, constatées dans le volume II, se retrouvent ici. L’entrée au répertoire de la Comédie française est une autre forme de Pléiadisation anthume, mais le travail de Vinaver et de Giselone Brun vise à la désamorcer et à l’ironiser (par le choix du proscénium, la copie du rideau de scène, ou l’utilisation de fauteuils mis au rebut par exemple). Une même volonté d’inachèvement et de désacralisation est à l’œuvre chez Simon comme le montre Bérénice Bonhomme ou dans le chantier ouvert à partir de Paysage fer de Bon qu’analyse Gilles Bonnet.
      La reprise de l’image de couverture souligne donc une continuité entre les pratiques et les enjeux, analysés dans les trois volumes. Mais Beckett ne figure plus (ou plus seulement), dans ce volume III, la métaphore de l’homme de dos qu’est tout relecteur. De même son fail better - qui condensait dans les volumes précédents la relecture qui défait le texte qu’elle prétend refaire [8] -, n’est plus envisagé par différence avec la relecture d’un « oil neuf » qu’imaginait Valéry, dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci [9]. L’alternative perd sa vertu descriptive quand se rêve, avec le Michaux de Mouvements « un espace de relecture et de contemplation heureuse », où « s’exprimer loin des mots » comme le montre Hugues Marchal à l’ouverture du volume. Ou avec Pirandello scénariste, « l’utopie d’une évasion hors de la malédiction de mots à jamais source de malentendus » (Mireille Brangé).
       « Rater mieux », c’est trouver une fécondité dans l’écart et la tension : telle est la devise qui préside à la rencontre de l’image et du texte, et à la relecture du texte par l’image.
      Certes, la notion de relecture suppose que l’image n’apparaisse qu’en seconde instance et n’appartienne pas au temps de la genèse, mais la distinction, relativisée dès les volumes précédents, restera difficile à maintenir dans certains cas. Que l’auteur supervise ou réalise lui-même l’illustration de ses textes, qu’il dirige la mise en scène de la représentation théâtrale ou participe à la « reprise » cinématographique de son œuvre, comment l’intrusion d’un autre système sémiotique affecte-t-il le texte et l’acte de la relecture ?
      Dans cette perspective, commencer cette réflexion au XIXe n’a rien d’anodin [10]. Le XIXe siècle est le siècle du « culte des images [11] », et surtout celui du développement d’une production et reproduction de masse de l’image. L’image se fait donc omniprésente, obligeant les écrivains à relire autrement, non seulement dans l’espace clos du cabinet de travail mais aussi dans le contexte de l’espace public d’une culture de masse. Si la relecture analysée dans les deux premiers volumes avait à faire avec l’autobiographie et l’histoire de l’édition, celle-ci est confrontée avec l’histoire de la culture visuelle, des visual cultures, et corollairement de la culture médiatique. Au XIXe siècle, l’illustration concurrence la préface, très vite perçue comme périmée. Labile comme elle (les illustrations ou non du Voyage d’Urien le prouvent), elle véhicule souvent, chez les écrivains, les mêmes réticences, à l’égard du portrait photographique spécialement. « Assez rares en somme sont les auteurs qui choisissent d’insérer un portrait-frontispice dans une édition de seconde instance, comme le fait Pierre Loti dans une réédition Calmann-Lévy » (Martine Lavaud [12]). Mais l’illustrateur peut inversement apparaître comme le « meilleur commentateur possible d’un poète », comme le rappelle Nicolas Wanlin. Cette nouvelle économie de l’image, qui se met en place au XIXe indépendamment de l’histoire de l’art elle-même, modifie aussi les représentations littéraires et leur condition de production et de diffusion.
      En outre, la notion de relecture déplace la perspective par laquelle est abordé usuellement le rapport entre texte et image, en dépassant les terminologies de l’adaptation (illustrative, audiovisuelle, etc.) comme fidélité ou interprétation du texte. Il ne s’agit plus de penser comment l’image figure le texte, mais comment elle fait retour sur le texte et l’affecte. Certes, l’image refait le texte selon son propre régime sémiotique et dans son propre champ de représentation, mais le texte aussi se refait par l’image, et hors de toute axiologie qui voudrait que l’image dise bien, moins bien, ou bien mieux le texte. Pour l’œuvre qui blasonne l’ensemble de ces réflexions, l’image « rate mieux » : elle désigne le point de tension qui l’unit et la relie au texte mais ne le résout jamais ; bien au contraire, elle le met en valeur pour écrire autrement le texte.
      On ne peut s’empêcher de rapprocher cette image de Beckett, tournant le dos au public, travaillant une mise en scène face à la scène et à l’acteur, de cette image de Valère Novarina, autre homme de dos, et à genoux, préparant sa mise en scène face à un texte visualisé et spatialisé alla fresca. C’est dire que les manières de relire par l’image sont multiples et qu’elles engagent diverses postures d’écrivains. Divers rapports au corps également, comme invitent à le penser le désir, souligné par Olivier Bara, de donner corps à Vautrin ou le choix de Jacques Spiesser par Perec, donnant à voir sa propre cicatrice par le biais de celle du comédien
      Le premier chapitre de cet ouvrage s’intéresse donc de nouveau au se du « se relire ». Le relecteur est par définition celui qui fait l’expérience de l’altérité, comme le rappelle Gilles Bonnet. Qu’en est-il lorsque les acteurs se diversifient ? Qu’est-ce que « se » relire à deux ? Au fil du volume, réponses et figures varieront. Allant de la rivalité à la collaboration, de la rencontre plus ou moins accidentelle à ce qui est vécu comme osmose, par les principaux acteurs.

 

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[8] Même si Vautrin en figurerait ici un nouvel exemple significatif.
[9] « Relire, donc, relire après l’oubli – se relire, sans ombre de tendresse, sans paternité ; avec froideur et acuité critique, et dans une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l’air étranger, l’œil destructeur -, c’est refaire ou pressentir que l’on referait, bien différemment, son travail. », (Valéry, « Note et digressions 1919 », Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Gallimard, « Folio/essais », p.73).
[10] Pas plus que terminer par Guy Debord.
[11] Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, fragment XXXVIII, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, t.I, p. 701.
[12] Sur ce point voir aussi Portraits de l’écrivain contemporain, Jean-François Louette et Roger-Yves Roche (dir.), Paris, Champ Vallon, 2003.