Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles

- Geneviève Di Rosa
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      De même dans la lettre LXIV à M de Francueil en janvier 1753, Jean-Jacques suppute chez son ami endeuillé, M. de Jully qui consacre une chapelle domestique à la défunte, une délectation dans le beau malheur. Pour Rousseau, l’expression de l’intime se fige en signe ostentatoire et se déplace dans le domaine esthétique. Cette alliance de la sensibilité et de l’art représente le comble de l’inauthenticité puisque lorsque l’art puise ses modèles dans les manifestations visibles des passions de la vie réelle, celles-ci sont déjà un simulacre, une représentation pensée pour l’exhibition, les manifestations sensibles étant informées par ce regard de la société. La déréalisation théâtrale paraît atteindre le cœur de l’intime au point qu’Antoine Coypel dans sa conférence Sur l’esthétique des peintres peut conseiller aux artistes d’aller au théâtre pour étudier les manifestations extérieures des passions. On comprend mieux comment Rousseau peut être le chantre de l’expression sensible, le défenseur de l’intime et en même temps le pourfendeur de certaines de ses manifestations, les larmes cristallisant sa méfiance pour les débordements artificiels. Rousseau récuse donc les larmes quand elles sont données à voir, produites comme un objet de spectacle, « un beau malheur à peindre ». Ses observations dans la Lettre à d’Alembert aident aussi à saisir son parti pris :

 

Si, selon la remarque de Diogène-Laërce, le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités, c’est moins, comme le pense l’Abbé Du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur, que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aise d’être exemptés [37].

 

      Cette façon de mirer sa grandeur d’âme dans sa capacité à pleurer est une dérive narcissique de l’amour-propre. Rousseau, toujours dans la Lettre à d’Alembert, dénonce la purgation cathartique aux effets stériles car productrice d’une « émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions, une piété stérile, qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu’il n’avait pas fait lui-même » [38].
      Les larmes paraissent couler d’autant plus d’abondance qu’elles n’engagent pas l’être qui pleure. La sensibilité éveillée dans le cadre d’un spectacle n’exigeant pas d’implication personnelle s’avère être aux antipodes des vœux de Rousseau appelant un usager, un lecteur engagé, qui fasse corps et âme avec l’œuvre reçue. Les scènes visuelles du Lévite dépassent ce pathos confortable pour l’amour-propre du lecteur ; elles donnent à voir ce qui est à la limite du visible ou dans leur enchaînement, elles tracent une éducation de la sensibilité, le Lévite apprenant à ne pas pleurer ou la courageuse Axa à la fin du récit ne manifestant pas son sacrifice par des larmes. Rousseau est pour l’intime, contre la civilité imposée, artificielle, mais un intime où le cœur est contrôlé par la raison, grâce à la vertu. Par la narration de l’apprentissage de la maîtrise des affects, on peut toucher le lecteur tout en l’édifiant, en faisant vibrer non seulement la corde sensible mais aussi les sentiments et la conscience d’une certaine dignité.
      Cependant, le détour par l’illustration interroge sur la réalisation de cette éducation aux passions, ne serait-ce que par l’absence intrigante de l’illustration centrale de la découpe du corps. Les instructions données par Rousseau ne semblent pas échapper à une forme d’esthétisation du beau malheur : la deuxième légende montre un Lévite éploré – « Il pousse un cri plaintif, il l’appelle il regarde il la touche ; Hélas elle étoit morte » – et la troisième un Lévite qui « implore » le peuple assemblé à Maspha, tandis que l’énonciateur de la quatrième insiste sur la gracieuseté de la scène, l’édulcoration de la violence : « C’est [sous] dans un autre costume l’enlèvement des Sabines, mais sous un aspect plus gracieux pour des H[ommes] [sans armes et presque sans violence] ». Or, l’écriture des tableaux n’échappe pas toujours non plus à cette artificialité de la monstration, comme par exemple dans la scène visuelle de la beauté mourante où affleure le discours direct de l’énonciateur :

 

O misérables, qui détruisez votre espèce par les plaisirs destinés à la reproduire, comment cette beauté mourante ne glace-t-elle point vos féroces désirs ? Voyez ses yeux déjà fermés à la lumière, ses traits effacés, son visage éteint ; la pâleur de la mort a couvert ses joues, les violettes livides en ont chassé les roses, elle n’a plus de voix pour gémir, ses mains n’ont plus de force pour repousser vos outrages : Hélas ! elle est déjà morte ! […] [39].

 

      Mais les réécritures visuelles peuvent s’éclairer dans la perspective d’un parcours esthético-moral : l’hypotypose de la beauté mourante conduit l’énonciateur à déclarer la concubine « déjà morte », ce qui peut signifier que le viol est mise à mort ; mais il se pourrait que ce soit l’hypotypose elle-même qui tue la concubine en la transformant en image d’une beauté marmoréenne. De cette vision esthétisée et glaciale d’une beauté minéralisée, d’une belle morte, le Lévite se détourne pour trancher dans la chair du corps, et ce faisant, il la ressuscite puisque les « membres déchirés » sont dits palpitants [40]. Cette interprétation sémantique et dialectique d’une image par l’autre ne semble pas possible pour l’ensemble des illustrations, précisément par l’absence de représentation iconographique du corps découpé. C’est pourquoi nous pressentons que cette absence si prégnante a justement pour effet de trahir les limites de l’entreprise menée par Rousseau.
      L’illustration qui balise chaque chant, condense, met en relief les images du récit, se détourne de sa source principielle comme pour mieux en marquer la limite. On songe aux notions d’images limites ou d’images récalcitrantes développées par Murielle Gagnebin [41]. L’image matricielle hantant les rives du visible signe l’incomplétude d’une œuvre marquée soit par un trop-plein de greffes narratives soit par un manque intrinsèque au creux du palimpseste.

 

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[33] Ibid., p. 137.
[34] De l’Imitation théâtrale, Op. cit.
[35] Le Lévite d’Ephraïm, p. 91.
[36] Dans la séquence des adieux aux parents, les larmes sont réservées au gynécée féminin, alors que le père « ne pleurait pas : ses muettes étreintes étaient mornes et convulsives ».