Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles

- Geneviève Di Rosa
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2.

 

Le lévite sortant au point du jour de la maison de son hôte trouve à la porte [à la porte et tendant] sa bien aimée [étendue] la face contre terre et les bras étendus sur le [ciel] seuil. Il pousse un cri plaintif, il l’appelle il regarde il la touche ; Hélas elle étoit morte. Le lieu de la scène est une rue et l’on entrevoit une place dans le fond.

 

3.

 

Le Levite en habit lugubre raconte sa [triste] funeste histoire et implore la vengeance du peuple d’Israël assemblé a Maspha devant le tabernacle du Seigneur. A son recit tout le peuple pousse un cri d’indignation.

 

4.

 

Les [Benjami] filles d’Israël [s’étant] parées [et en habits (?)] s’étant rassemblées à Silo pour danser au son des flutes [sentant]. Les Benjaminites entourés par la nation les surprennent les poursuivent les saisissent, [et s’emparant chacun de la sienne] s’emparent chacun de la sienne. [Les jeunes beautés épouvantées fuyent de toute leur force mais en vain, la (?) les [buissons] vignes les buissons les retiennent et les dechirent. La terre est jonchée de leurs bouquets et de leurs parures]. Dans la fuite de ces jeunes beautés épouvantées les vignes les buissons les ronces, retiennent et déchirent [les] leurs voiles [de ces jeunes] La terre est jonchée de leurs [bouquets] fleurs et de leurs parures. C’est [sous] dans un autre costume l’enlèvement des Sabines, mais sous un aspect plus gracieux pour des H[ommes] [sans armes et presque sans violence,] [toute la nation et du consentement] [de l’aveu de toute la nation] [15].

 

      Même si Rousseau, in fine, ne publiera jamais Le Lévite [16], il nous semble que pour comprendre les enjeux multiples de cette réécriture biblique, il pourrait être intéressant de partir de l’analyse de l’image, entendue non comme figure de rhétorique mais dans cette double signification d’une illustration et d’une scène visuelle écrite.

 

*****

 

      On connait le goût de Rousseau pour les estampes manifesté déjà lors de l’édition de la Nouvelle Héloïse ainsi que sa volonté de présider à leur invention :

 

On sait combien Rousseau s’est attaché à l’illustration de la NH pour laquelle il a rédigé lui-même les instructions au graveur. Il écrivait d’ailleurs à Sophie d’Houdetot le 5 décembre 1757 : « C’est toujours moi qui me chargerai de l’exécution des estampes comme j’ai fait à mes autres écrits afin qu’elles soient mieux » (CC 587) [17].

 

Mais on n’a peut-être pas assez insisté sur ce qu’induit une telle prescription, la conception d’une langue ordonnatrice de signes visuels, alors même que Rousseau s’adresse à d’illustres graveurs qui ne sont pas de simples exécutants, et le lien consubstantiel établi entre le texte et l’image, nécessitant une même source auctoriale. En ce qui concerne Le Lévite d’Ephraïm, l’influence de l’édition biblique texte/image a certainement joué et transparaît dans le souci archéologique liminaire de représenter les figures humaines «dans le costume des premiers Hébreux » et les paysages « de la Palestine » [18]. Même si on sait que Rousseau ne s’est jamais passionné pour l’établissement exégétique des Ecritures et qu’il ne remet pas en cause leur historicité traditionnelle, il participe de la modernité qui consiste à inscrire la Bible dans un champ culturel qui la dépasse. La comparaison avec les illustrations gravées par J.-B. de Marne pour l’ouvrage de Laurent-Etienne Rondet en 1767, Figures de la Bible contenues en cinq cens tableaux [19], révèle des points communs qui attestent les constantes d’un programme iconographique et leur modernisation. Deux légendes sur trois, « Femme d’un lévite morte des violences qu’on lui a faites » et « Enlèvement des filles de Silo par les Benjaminites », sont à rapprocher des instructions deux et quatre de Rousseau.
      Mais c’est surtout l’influence de la perception du récit comme scène, du récit faisant image, dont une des origines génériques est l’Idylle, qui a pu l’inciter à concevoir des illustrations. En effet, le style idyllique est caractérisé par ce suspens de la narration au profit de la scène visuelle. La réécriture du texte biblique consiste dans l’insert d’une succession de tableaux, les plis du palimpseste se nouant dans ce défi de la langue à créer du visuel. Nous avons repéré dix inserts: idylle dans les vallons de Sichem (chant I, 5) ; désolation du Lévite abandonné (chant I, 7) ; retrouvailles de la jeune femme et du Lévite (chant I, 8) ; adieux touchants au moment de la séparation de la jeune femme et ses parents (chant I, 12) ; la beauté mourante et les charognes (chant II, 8) ; découverte de la jeune femme morte sur le seuil de la porte (chant II, 9) ; vengeance du Lévite, coupe du corps et cendres sur la tête (chant II, 10) ; assemblée à Maspha (chant III,1) ; désolation du champ de bataille (chant III, 12) ; retour honteux des Benjaminites (chant IV, 2) ; rapt des jeunes filles de Silo (chant IV, 6). Pour chacun des passages mentionnés, l’énonciateur utilise la lexie du spectacle, soulignant ainsi la deixis, conformément à la tradition classique de la littérature rivalisant avec la peinture. Si on met en regard ces tableaux écrits et les illustrations projetées, on observe qu’il y a correspondance par sélection d’une image par chant : l’idylle dans la vallée, la découverte de la femme morte « à la porte » de son hôte, le lévite implorant « la vengeance du peuple d’Israël assemblé à Maspha », le rapt des danseuses de Silo par les Benjaminites.

 

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[10] Rousseau, Le Lévite d’Ephraïm, édition critique par Frédéric S. Eigeldinger, Paris, Champion, 1999.
[11] F. S. Eigeldinger « incline à penser que Le Lévite d’Ephraïm a été pensé à Montmorency, que Rousseau en a rédigé deux chants et demi durant son voyage vers la Suisse et que le texte était achevé en septembre 1762 ». En 1768, J.-J. aurait juste « apporté quelques corrections à sa copie » (Ibid., p. 29).
[12] C’est du moins l’exégèse dominante de ce récit qui a fait couler beaucoup d’encre (voir J. A. Soggin, Le Livre des Juges, Genève, Labor et fides, 1981). Cependant, Corinne Lanoir propose une toute autre interprétation, littéraire, selon laquelle les rédacteurs auraient été mus principalement par une visée parodique, à relier à plusieurs écrits bibliques antérieurs. En ce sens, Voltaire serait beaucoup plus proche des premiers rédacteurs que Rousseau… Voir C. Lanoir, Femmes fatales, filles rebelles. Figures féminines dans le Livre des Juges. Genève, Labor et fides, 2005.
[13] Voir à ce propos l’article de Jean Starobinski « Sur la pensée de Rousseau », Le Remède dans le mal, Paris, NRF Gallimard, 1989, pp. 165-232.
[14] Le Lévite d’Ephraïm, éd. cit., p. 139. Pour F. S. Eigeldinger, ces quatre notices ainsi qu’un fragment de présentation « n’ont pas tous été rédigés à Môtiers, mais tous y ont été repris et complétés ». Il lui semble plus plausible que ces illustrations aient été conçues pour l’édition neuchâteloise de ses œuvres complètes qu’en 1763 avec l’éditeur parisien Duchesne souhaitant réunir en un volume De l’imitation théâtrale, l’Essai sur l’origine des langues et Le Lévite d’Ephraïm.
[15] BPUN, MsR 51, f° 16 ; OC II, p. 1926 ; les instructions de Rousseau sont également citées par F. S. Eigeldinger, éd. cit., pp. 141-142.
[16] Les raisons d’avortement des projets éditoriaux ne sont pas liés directement au Lévite d’Ephraïm ; voir à ce propos Frédéric S. Eigeldinger, « Des pierres dans mon jardin » (pp. 215-222). Mais nous pensons que l’absence d’édition trahit néanmoins un retrait de l’auteur.