Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles

- Geneviève Di Rosa
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      Il nous semble intéressant de creuser ce paradoxe d’une image irreprésentable, du moins irreprésentée visuellement, et en même temps à l’origine de la représentation. Oscillant entre le dicible et le visible, l’image décrite dans le discours mais absente des instructions pour les illustrations, hante le texte aux confins de la représentation de façon telle qu’elle révèle que Le Lévite est régi par cette question de la représentation des affects, de la monstration de l’horreur aux limites du visible. L’absence d’illustration ne relève pas simplement d’un impératif de bienséance classique mais a partie liée avec un questionnement sur le langage, sur le récit comme scène, sur la mimesis spectaculaire. D’ailleurs, la comparaison avec l’ouvrage déjà cité de Laurent-Etienne Rondet, Figures de la Bible contenues en cinq cens tableaux [27], atteste que la représentation de la découpe du corps de la concubine faisait partie du champ des possibles : la seconde illustration s’intitule « Le Lévite met le corps de sa femme en pièces ».
      Remarquons en premier lieu que l’image génésique est significativement placée en ouverture du premier chant dans le cadre d’un dispositif énonciatif informé par une apostrophe (« Ô vous, hommes débonnaires »), qui implique l’invention d’un je énonciateur réfléchissant et condensant son récit à venir sous forme d’un tableau : « quel tableau viens-je offrir à vos yeux ? Le corps d’une femme coupé par pièces ; ses membres déchirés et palpitants envoyés aux douze Tribus ; etc. ». Le dédoublement de l’énonciation fait de l’énonciateur le double du lévite, et des lecteurs, le double du peuple d’Israël, tandis que le récit est le suppléant des douze morceaux reçus par les tribus. Le dispositif énonciatif porte la projection sur tout le texte d’une réécriture qui réfléchit l’échange présent avec la promesse, ou la gageüre, de se hausser à cette énergie-là du langage, mais aussi la crainte que les lecteurs, qui « de peur d’envisager les crimes de [leurs] frères, [aiment] mieux les laisser impunis », se détournent lâchement… Le défi est partagé, les lecteurs eux-mêmes sont défiés de regarder l’horreur en face :

 

A de tels forfaits celui qui détourne ses regards est un lâche, un déserteur de la justice ; la véritable humanité les envisage, pour les connaitre, pour les juger, pour les détester [28].

 

      L’énonciateur affirme par une vigoureuse syntaxe que la contemplation de l’horreur n’est pas une fin en soi : trois syntagmes verbaux introduits par la préposition pour complètent le prédicat envisage. Cette triple finalité dessine les contours d’une lecture participative qui débouche sur un acte de langage, une réaction, un engagement discursif. Dans De l’Imitation théâtrale, ouvrage théorique publié en 1764 à Amsterdam, Rousseau dénonce l’illusion de connaissance produite par la mimésis spectaculaire. Certes, l’essai est centré sur le théâtre et prolonge la polémique suscitée depuis la Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, mais l’argumentaire y est essentiellement fondé sur l’analogie avec la peinture. Si Rousseau accepte de penser à l’intérieur du paradigme de l’imitation de la nature étendu à tous les arts dont Charles Batteux est l’épigone célèbre [29], il demeure très critique à l’égard de l’imitateur dont il pointe l’absence de connaissances réelles de l’imité, ainsi qu’il le souligne à travers la métaphore filée des trois palais :

 

Je vois là trois palais bien distincts : premièrement, le modèle ou l’idée originale qui existe dans l’entendement de l’architecte, dans la nature, ou tout au moins dans son auteur, avec toutes les idées possibles dont il est la source ; en second lieu, le palais de l’architecte, qui est l’image de ce modèle ; et, enfin, le palais du peintre, qui est l’image de celui de l’architecte. Ainsi, Dieu, l’architecte, et le peintre, sont les auteurs de ces trois palais. Le premier palais est l’idée originale, existante par elle-même ; le second en est l’image ; le troisième est l’image de l’image, ou ce que nous appelons proprement imitation. D’où il suit que l’imitation ne tient pas, comme on croit, le second rang, mais le troisième dans l’ordre des êtres, et que, nulle image n’étant exacte et parfaite, l’imitation est toujours d’un degré plus loin de la vérité qu’on ne pense [30].

 

      On le voit, l’imitation est objet de soupçon et l’exigence porte sur l’idée d’une connaissance intime du modèle, d’une mimésis qui ne représenterait que ce que l’auteur connaît réellement alors que la plupart des productions ne sont que feintes d’une connaissance, en bref falsifications, impostures. La distance entre l’imitation produite et le modèle imité est dégradation. Plus précisément, la critique de Rousseau se focalise sur l’imitation des passions et la manifestation de celles-ci dans les modèles qu’offre la nature. On sait que ce débat était prégnant dans le milieu des Beaux-arts. Claude-Henri Watelet, peintre graveur à ses heures qui, rappelons-le, avait été pressenti pour dessiner les illustrations du Lévite d’Ephraïm y participait activement, comme en témoignent ses écrits publiés et ses articles dans l’Encyclopédie. Or, leurs points de vue apparemment assez proches divergent sur une perspective essentielle. Pour l’auteur de L’Art de peindre [31], l’imitation des passions se fonde sur un ensemble de signes extérieurs selon la codification classique, mais la difficulté des imitateurs actuels est que l’homme moderne civilisé contrôle l’expression expansive de ses affects :

 

Plus une société sera nombreuse et civilisée, plus la force et la variété de l’expression doit s’affaiblir ; parce que l’ordre et l’uniformité seront les principes d’où naîtra ce qu’on appelle l’harmonie de la société. Cette harmonie si nécessaire y gagnera sans doute, tandis que tous les arts d’expression y perdront ; parce qu’ils seront affectés peu à peu d’une monotonie qui leur ôtera les idées véritables de la Nature [32].

 

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[22] Ibid., p. 15.
[23] Ibid., p. 16.
[24] Lettre du 12 Juillet 1764, CC 3396, cité par Frédéric S. Eigeldinger, p. 16.
[25] Essai sur l’origine des langues, ch. I. « Des divers moyens de communiquer notre pensée », OC V, pp. 376-377.