L’image dans L’Invention de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy Casares :
La « réinvention de Mourey »

- Émilie Delafosse
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Fig. 23. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 53

Fig. 24. J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 90

Fig. 25.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 90

Fig. 26.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 20

Fig. 27. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 86

Fig. 28. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 102

      On découvre une autre particularité du dessin de Mourey dans les cases où les personnages sont représentés sur un fond blanc. L’absence de décor – voire d’ombre – tend à décontextualiser, à dissocier le sujet de la réalité diégétique. En suggérant la coexistence de deux « plans » distincts, cette abstraction ponctuelle fait sens : elle rappelle l’incroyable superposition, la projection de l’« image totale » du réel (tel qu’il a été enregistré par la machine) sur lui-même (tel qu’il existe dans le présent du protagoniste). Parmi les exemples les plus signifiants, les vignettes (41;1) à (41;3) correspondent aux réflexions du narrateur – « J’aurais avec les intrus une relation entre êtres vivants, mais sur des plans distincts. Je suis horrifié (…) que Faustine, pourtant si proche, puisse m’être inaccessible ». À l’image, la jeune femme avance vers le protagoniste, puis s’en détourne et s’éloigne (fig. 23). Si le narrateur, à ce stade de l’histoire, manque d’informations, son hypothèse est assez proche de la vérité, et annonce en tout cas le thème de l’incommunicabilité, de l’union contrariée. Les dernières cases où Mourey utilise le fond blanc sont celles qui racontent le passage définitif du protagoniste au plan des « images », dans une fin dont nous reparlerons. Citons, pour clore ces considérations sur le dessin, le commentaire d’Alexis Laballery :

 

L’Invention de Morel avait inspiré Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet (…) pour L’Année dernière à Marienbad. Ici, (…) on retrouve ce même climat plein d’une douce étrangeté et d’atmosphère alanguie, où l’espace et le temps s’égarent, où les repères s’effacent et où les rapports entre les êtres sont constamment brouillés par des vibrations cotonneuses, des fréquences différentes multipliant les écarts et amplifiant l’incommunicabilité régnante dans ces décors décalés [53].

 

      C’est l’ensemble de ces particularités graphiques qui permet au dessin de faire naître une ambiance empreinte d’étrangeté à même de traduire, peut-être en la renforçant, l’atmosphère envoûtante du roman de Bioy. Couplé avec la poétique de répétition/variation, le dessin « étrangement inquiétant » de Mourey génère l’étrangeté.

      Évoqués plus haut, les choix en matière de focalisation concourent aussi à cette atmosphère. D’après Tzvetan Todorov, le récit fantastique privilégie l’emploi de la première personne, génératrice de l’incertitude inhérente au genre – l’hésitation « entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués » [54]. Si la définition todorovienne du fantastique est difficilement applicable aux multiples formes qu’il adopte, la notion d’ambiguïté semble bien être au cœur d’un genre aussi ondoyant, et le double jeu – double « je » – du narrateur-personnage s’y prête tout à fait [55]. Tel une coquille vide en attente de référent, le « je » favorise également « l’identification du lecteur au personnage » [56] et, selon Jean Fabre, permet ce « renversement dramatique assez spectaculaire » consistant à faire croire que le narrateur est vivant – puisqu’il nous parle –, avant de finalement suggérer le contraire [57]. Dans la bande dessinée, c’est bien la « technique du journal » qui est utilisée, mais l’effet est désamorcé dès la case (4;1), au moment où le narrateur mentionne le rapport qu’il rédige.
      À travers la voix off des récitatifs, Mourey opte donc à son tour pour ce « je » prédisposé à l’effet fantastique. Or, nous l’avons vu, ce n’est pas le cas au plan iconique. Si la scission entre une première personne assumée par le texte et une troisième personne prise en charge par l’image constitue a priori un écart majeur par rapport à l’œuvre source, on peut aussi y voir un moyen détourné de renforcer le dispositif énonciatif mis en place par Bioy. En réalité, cette scission, ou plutôt cette tension, concrétise le double statut de narrateur et protagoniste. Héros de son récit, le narrateur extra-homodiégétique se retrouve à la fois sujet et objet de son discours. Voici ce qu’écrit Lafon à propos de l’incipit du roman :

 

[…] le récit surgit dès lors que le sujet, en une légère introspection, envisage son espace comme un spectacle : ce « léger décalage », que l’on peut rapprocher de la façon ambigüe et douloureuse dont le sujet ne parvient jamais à maîtriser son propre discours, dont l’instance narrative se trouve toujours perturbée, contestée, déplacée, c’est au fond tout le problème [58].

 

      Renforcé par l’image à la troisième personne, ce décalage donne au fugitif assez de recul pour avoir en tête un objectif irréalisable – narrer avec exactitude –, mais trop peu pour comprendre les faits. D’où l’enquête qu’il s’efforce de mener, nourrie de fausses pistes et de rectifications, de lacunes et de réinterprétations. Au fil des pages, il s’approche de la vérité de manière asymptotique : lorsqu’il la touche presque du doigt, elle lui échappe. Dans le roman, la voix du narrateur est parasitée par celle, ironique, d’une instance surplombante – l’auteur ? – qui glisse des indices détectables à la relecture. À plusieurs reprises, le narrateur ne croit pas si bien dire : lorsqu’il se déclare préoccupé par une « idée de "retour au passé" » [59], qu’il compare Faustine et Morel à des modèles de cartes postales – à des images –, sans le savoir, il énonce des vérités. Dans la bande dessinée, cette forme de « bivocalité » bakhtinienne [60] est en partie assurée par le texte, mais c’est peut-être surtout l’image qui, en objectivant le récit, permet la prise de distance. Ainsi Mourey prolonge-t-il l’ambivalence du « je » en la transposant dans le clivage entre voix textuelle et iconique. Indirectement, donc, par sa propre traduction de la focalisation, l’image nourrit le fantastique.
      Mais revenons au dénouement. Le passage définitif du justiciable dans le monde des « images » est rapporté dans la dernière planche. Faustine et l’« image » du fugitif y sont représentées côte à côte, sur un fond blanc, en train de s’éloigner à mesure que l’ombre du narrateur-protagoniste se déporte vers l’extérieur du cadre, et que sa « voix » se tait (fig. 24). Le décor réapparaît dans une case finale muette montrant le couple face au coucher du soleil (fig. 25). Le mot de la fin est laissé à l’image qui, devenue carte postale, semble réunir les deux êtres pour l’éternité. D’après Lafon, la marque des fictions bioycasariennes est une forme d’« étrangeté liée à l’espace », une impression de cloisonnement des personnages « dans des cases différentes » [61]. Si c’est bien dans la même case que Mourey rassemble Faustine et le justiciable, l’harmonie apparente de la coexistence n’implique pas la communication : la case est sans voix. Destinée à un lecteur naïf, équivalent extra-fictionnel du spectateur dupé par la performance d’acteur du fugitif, la carte postale est incapable de « réunir les présences désagrégées » (90;1), elle fait illusion. Chez Bioy, déjà, quand le Vénézuélien décide de rejoindre les « images », il se polarise sur son rôle de protagoniste, au détriment de celui de narrateur. Mourey va plus loin : en offrant au lecteur une case muette, il concrétise le choix de l’image aux dépens du texte, de l’écriture. La terrifiante distorsion entre la représentation d’une co-présence, dans l’image, et le témoignage d’une absence, dans le texte, marque le climax de toute la tension du dispositif narratif entre première et troisième personnes, qui culmine dans cet instant pathétique. À ce stade, l’entité double du « je » s’est scindée complètement. De la séparation du narrateur et du protagoniste qui se joue dans l’interstice – entre (90;3) et (90;4) –, il n’émane rien de viable. Aucun des deux n’est autonome : la voix se tait à l’instant où l’être meurt. Ne reste alors plus que l’« image », le simulacre.
      Le simulacre, ou l’apparence qui se donne pour une réalité, c’est aussi l’image réfléchie dans le miroir. Comme l’inlassable répétition de la semaine éternelle, celui-ci est lié aux notions de circularité et de reproductibilité. À l’origine de l’histoire inventée par Bioy, le miroir devient une composante majeure du fantastique de Mourey, sinon une clé de lecture de la bande dessinée.

 

Bioy désigne comme point de départ de son roman le souvenir émerveillé d’une vision de son enfance, celle de la chambre de sa mère reflétée à l’infini dans un miroir vénitien à trois faces ; (…) il y avait en outre, sur ce miroir, des photographies de personnes disparues qui étaient chères à sa mère, par quoi miroir et immortalité (et, si l’on veut, « reproduction ») se trouvaient intimement associés [62].

 

      En convoquant le miroir à plusieurs reprises dans le roman, Bioy rappelle ce souvenir d’enfance originaire, mais rend aussi hommage au fantastique traditionnel, tout en traduisant la préoccupation malthusienne de son protagoniste, obsédé par la non-reproduction humaine [63]. Pour autant, la présence du miroir est plus marquée dans la bande dessinée, au point que l’on peut parler d’un motif récurrent, voire proliférant. Représenté à seize reprises, l’objet prend valeur d’emblème. Dans sa multiplicité – on pense aux glaces du paravent, ou à celles qui se combinent dans la chambre de Faustine –, il évoque l’espace saturé de miroirs de L’Année dernière à Marienbad, et en particulier la chambre de la jeune femme, avec sa coiffeuse surmontée d’un miroir en trois parties (figs. 26 et 27). Chez Mourey, le plus souvent, le reflet apparaît aussi à l’image, un reflet parfois reproduit à l’infini – c’est du moins ce que suggère le dessin en (47;7), (63;6), ainsi qu’à la planche 88, dans la représentation du dépérissement progressif du justiciable (fig. 28).

 

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[53] A. Laballery, « L’île aux morts », Parutions.com.
[54] T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, « Points », 1970, p. 37.
[55] « En tant que narrateur, son discours n’est pas à soumettre à l’épreuve de la vérité ; mais en tant que personnage, il peut mentir » (Ibid., p. 88).
[56] Ibid., p. 89.
[57] J. Fabre, Le Miroir de sorcière, Op. cit., p. 203.
[58] M. Lafon, « L’île et le texte », art. cit., p. 946.
[59] A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit., p. 46.
[60] M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, pp. 144-145 : « Le polylinguisme introduit dans le roman (…), c’est le discours d’autrui dans le langage d’autrui, servant à réfracter l’expression des intentions de l’auteur. Ce discours (…) bivocal (…) sert simultanément à deux locuteurs et exprime deux intentions différentes : celle – directe – du personnage qui parle, et celle – réfractée – de l’auteur ».
[61] M. Lafon, Une vie, une œuvre : Adolfo Bioy Casarès (1914-1999), Mathieu Garrigou-Lagrange, France Culture.
[62] M. Lafon, « Introduction » à L’Invention de Morel, dans A. Bioy Casares, Romans, Op. cit., p. 4.
[63] Les nombreuses références à Malthus renvoient d’ailleurs au début de la première des Fictions borgésiennes : « Nous découvrîmes (…) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux. Bioy Casarès se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes » (J.-L. Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », Fictions, traduit de l’espagnol par R. Caillois, N. Ibarra et P. Verdevoye, Gallimard, « Folio », 1983, p. 11).