L’image dans L’Invention
de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy
Casares :
La « réinvention
de Mourey »
- Émilie Delafosse
_______________________________
Fig. 3. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 20
Fig. 4. J.
P. Mourey, L'Invention
de Morel, 2007,
couverture
Fig. 6. J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 7
Fig. 8. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 8-9
Fig. 9. A.
Bioy Casares, La
invención de Morel, 1940
couverture
Le
transfert est particulier
lorsque l’écrit se glisse dans le
dessin : celui-ci
intègre totalement certains énoncés
linguistiques
à travers la représentation de supports textuels.
En
donnant à lire, ces derniers arrêtent le regard
sur des
éléments absents de la
diégèse du roman.
Dans la bande dessinée, parmi les milliers de livres qui
couvrent les murs de la bibliothèque du musée,
quelques-uns sont représentés assez
précisément pour qu’apparaissent, sur
la reliure,
titre et nom d’auteur. En (8;4), on identifie cinq ouvrages
associés à des références
singulières (fig.
3). Fiction sur
l’insularité,
l’Arthur Gordon Pym d’Edgar
Poe est considéré par Lafon comme un hypotexte du
roman [16].
Le second titre, Lune d’en face,
convoque le recueil de poèmes de Borges, Luna de
enfrente (1925), tout en préfigurant les deux
lunes visibles quasi simultanément au dessus de
l’île. Quant au Traité
d’Isis et d’Osiris
de Plutarque, s’il est mentionné par le narrateur
du texte
de Bioy, il constitue aussi une lecture de l’exilé
de Plan d’évasion (1945), un
autre roman de l’Argentin. Le titre du quatrième
ouvrage dessiné, Plan d’invasion,
y fait écho, et renvoie le lecteur aux nombreux liens
hypertextuels qui unissent les deux fictions bioycasariennes. Quant au
livre de Toulet, on devine qu’il correspond aux Contrerimes
de Paul-Jean Toulet (dans un entretien, Bioy explique en effet que le
prénom de Faustine est un hommage à celle du
livre du
poète français). En incrustant ces quelques
éléments épitextuels dans le
récit [17],
Mourey offre au lecteur attentif une série de
détails qui
signalent une réflexion sur l’œuvre de
Bioy, et
dévoilent une forme de métatextualité.
Pour clore
provisoirement cette
analyse, c’est la question de la voix, de
l’instance
narrative que nous voulons aborder. Chez Bioy, la
quasi-totalité
du roman est constituée par un journal, un
« rapport »
rédigé par le fugitif
soucieux de laisser un témoignage. Le récit est
assuré par un narrateur
extra-homodiégétique [18],
anonyme, qui voit sans être vu. Chez Mourey, le
fonctionnement
énonciatif est différent. Comme
l’auteur conserve
le dispositif du journal, en le transposant dans les
récitatifs,
le récit textuel est à la première
personne. En
revanche, et c’est l’une des transformations
majeures
opérées dans l’entreprise
d’adaptation, le
passage à l’image donne lieu à un
récit
iconique à la troisième personne, du moins
globalement.
En donnant à voir le protagoniste dans presque
soixante-quinze
pour cent des cases, Mourey construit une personne iconique
objectivée sur le plan de la représentation.
Même
dans des vignettes comme (13;8) ou (89;6), à propos
desquelles
Éric Lavanchy parlerait
d’« effet
semi-subjectif », de « vision avec »
[19],
la présence du justiciable confirme que
l’image,
massivement, est à la troisième personne.
Pour ce qui
est des cases où
le protagoniste n’apparaît pas, on distingue trois
cas de
figure. Parfois, l’angle de vue, le cadrage ou
l’absence de
premier plan figurant l’élément
derrière
lequel le fugitif se cache pour observer empêchent de
conclure
à une correspondance entre ce qu’il voit et la
scène représentée (en (24;4), par
exemple). Dans
d’autres cas, la scène visible pourrait
éventuellement être envisagée
à travers les
yeux du justiciable, mais rien ne permet d’affirmer
qu’il
en est bien ainsi (voir notamment (81;1) à (81;3)). Ce type
de
focalisation coïncide avec les « visions comme »
définies par Lavanchy [20],
identifiables
« lorsque
la subjectivité d’une image est construite par le
montage,
les raccords (…) ou par le verbal (…), en bref,
par la
contextualisation » [21]. Nous ne
repérons finalement
que quelques cas isolés de focalisation – ou
d’« ocularisation »
– interne, parmi
lesquels les vignettes où s’affichent en gros plan
des
textes lus ou écrits par le protagoniste, et les cases
où
sa main apparaît telle qu’elle ferait partie de son
champ
de vision.
Selon la
typologie de Genette, on
pourrait parler d’une
« dévocalisation »
intermédiale, au
sens où chez Mourey, l’image
« réécrit »
le texte en passant
à la troisième personne [22]. La
modification de
la
focalisation s’accompagne donc d’un changement de
voix
narrative. « L’instance narrative
d’un roman
graphique sera (presque) toujours lue de manière plus
"polyphonique" que [celle] d’un texte littéraire
non
visuel », avertit Baetens [23]. Valable pour
toute
bande
dessinée, cette remarque sur
l’inévitable
« dédoublement » entre
« énonciation
verbale » (ou narration) et
« visuelle » (ou
« graphiation ») [24]
semble
encore plus vraie
dans le cas de l’adaptation de Mourey. Plus qu’une
duplicité, c’est un véritable
décrochage que
l’on y observe. D’après le dispositif
fictionnalisant du manuscrit découvert puis
publié, le
narrateur ne peut être la même
« personne » que le
« graphiateur » (autre
« instance
énonciatrice » construite par le lecteur)
[25].
Parallèlement, le temps de la narration diffère
d’une ligne narrative à l’autre. Au plan
textuel, le
passé domine et s’inscrit dans une narration
« intercalée » entre
les moments de
l’action, selon la forme du journal qui allie
« le
direct et le différé, le quasi-monologue
intérieur
et le rapport après coup », de sorte que
« le narrateur est tout à la fois encore
le
héros et déjà quelqu’un
d’autre » [26]. À
l’image, par contre, il
s’agit d’une « narration
simultanée », où
« la coexistence
rigoureuse de l’histoire et de la narration
élimine toute
espèce d’interférence et de jeu
temporel » [27]. Le
décalage entre les
deux types
d’énonciation accentue le clivage
déjà
signalé. Ce déportement global de la
subjectivité
vers une troisième personne objectivée par
l’image
caractérise la transposition de Mourey, qui opte pour un
système énonciatif radicalement
différent de celui
de Bioy.
À
un tout autre niveau, le
passage au média bande dessinée engage la
création
d’un nouvel appareil paratextuel. Parmi l’ensemble
des
éléments textuels et iconiques
échappant à
la numérotation des planches, c’est
l’image qui nous
intéresse, et en particulier son rôle narratif. Au
seuil
du livre, depuis la marge, certaines images ouvrent sur le
récit, commencent à raconter. Celles qui se
concentrent
à la périphérie du volume
s’organisent
symétriquement. Les illustrations de première et
de
quatrième de couverture sont des reprises presque exactes
des
cases (26;3) et (44;2), prélevées du
récit pour
faire tableau. Or, une fois associées l’une
à
l’autre, les deux images mettent en place le trio amoureux.
L’attitude de Morel et de Faustine annonce
l’histoire
d’amour et la non-réciprocité des
sentiments,
tandis que la silhouette à
l’arrière-plan de la
vignette centrée sur le visage de la jeune femme renvoie aux
sentiments unilatéraux du protagoniste (figs. 4 et 5).
À
l’intérieur du volume, la préface est
illustrée par une variante de l’image
déclinée en (73;2) et (73;3), mais le
protagoniste
n’y est plus visible. Il fait retour dans la vignette qui
précède la postface auctoriale, et cette
réapparition figure sa tentative pour passer dans le monde
de
Faustine. De la même façon, en écho aux
projections
discontinues et répétées des
« images » par la machine, on
retrouve le paysage
maritime qui illustre l’épigraphe [28]
en fin
d’ouvrage, entre les notes et la postface, dans une version
habitée.
Une autre
série
d’images paratextuelles débute page 7, par une
page de
titre encadrée d’entrelacs et de motifs floraux.
Au
centre, une vignette représente une partie de la machine, en
gros plan (fig.
6).
Composé d’une série
de
conduits, de vannes, de cylindres, de capots métalliques et
d’écrous qui semblent
répéter à
l’infini le motif du cercle, hautement signifiant dans L’Invention
de Morel, le dessin rappelle l’un des cent bois
gravés de La Ville
(1925) de Frans Masereel. D’inspiration expressionniste,
caractérisée par un graphisme puissant et de
forts
contrastes entre des zones noires denses et une brutale blancheur,
l’œuvre du graveur belge trouve un écho
dans
l’ensemble de la bande dessinée. Mais cette
vignette en
particulier évoque la trente-quatrième gravure,
où
l’on découvre l’intérieur
d’une usine
occupée par un ouvrier minuscule en train
d’actionner une
énorme machine (fig.
7). Cette probable
référence
permettrait à Mourey de suggérer le pouvoir
déshumanisant de la terrible invention du savant fou,
puisque la
machine offre à ceux qu’elle grave
l’éternité au prix de la vie, au prix
de
l’humanité.
Les deux
pages suivantes exhibent
une carte de l’île qui sert de cadre à
l’action (fig. 8)
– l’île
Villings,
d’après le narrateur, ce que dément
« l’éditeur du manuscrit
original »
en note. Cette nouvelle version de l’illustration de la
jaquette
de la première édition du roman (chez Losada) a
de
nombreux points communs avec son modèle (fig. 9).
Pour
décrire le dessin de Norah Borges – la
sœur de Jorge
Luis –, Lafon parle d’une carte
« stylisée mais complète,
dénotant en
tout cas une lecture attentive du roman » [29].
S’il
ajoute au croquis titre et légende, Mourey conserve la
disposition générale des
éléments selon les
axes cardinaux indiqués par la rose des vents, et opte lui
aussi
pour un trait schématique. Associée à
la part
d’écrit qu’elle comporte,
l’image fournit des
clés au lecteur : la carte lui
« permet non
seulement de distinguer l’organisation globale de
[l’]espace, mais encore d’entrevoir les incidences
de cette
disposition sur les
événements », écrit
Pierre Jourde [30]. Sorte d’incipit avant
l’heure,
la carte
de Mourey plante le décor et programme une
« histoire
d’île », récifs et
marécages
inclus. Pour autant, la cartographie ne joue pas le même
rôle dans les deux œuvres : alors que chez
Bioy, elle
dessine une sorte de territoire mental, chez Mourey, le cadre de
l’action est représenté,
concrétisé
tout au long du livre. Une autre divergence concerne la
portée
réflexive du plan d’origine :
l’assimilation de
l’île au roman, à travers
l’inscription du mot
« novela » sur le dessin, est
absente de la
version de Mourey. La fonction de sa carte est autre : plus
qu’une amorce de récit, il s’agit
d’une
entrée dans la fiction. « Ce journal a
été retrouvé accompagné
d’un livre,
en très mauvais état, et d’un dessin
représentant la carte de l’île,
également en
très mauvais état »,
écrit
l’éditeur (fictif) dans une première
note
complétée par
l’« auteur »
(un Mourey fictif ?) : « Nous
présentons,
au début de cet ouvrage, une copie de cette carte, le
document
original étant en trop mauvais état pour
être
reproduit » [31]. Le doute de
l’éditeur sur
l’identité de l’auteur du dessin
–
« Cette carte est-elle de la main même du
narrateur ? Ou bien d’un des habitants de
l’île,
en 1924 ? » – renforce ici
l’effet de
fiction.
[16]
Voir M. Lafon, « Introduction
générale », dans A. Bioy
Casares, Romans, Op. cit.,
p. XXIX.
[17]
« Est
épitexte tout élément paratextuel qui
ne se trouve
pas matériellement annexé au texte dans le
même
volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air
libre,
dans un espace physique et social virtuellement
illimité » (G. Genette, Seuils,
Paris,
Seuil, « Points Essais », 2002,
p. 346). Les
entretiens et interviews donnés par l’auteur, sa
correspondance, ses journaux intimes, entre autres, font donc partie de
l’épitexte.
[18]
C’est-à-dire un « narrateur au
premier
degré qui raconte sa propre histoire »
(G. Genette, Figures III, Op. cit.,
p. 255).
[19]
É. Lavanchy, Étude du
Cahier bleu d’André Juillard. Une
approche narratologique de la bande dessinée,
Louvain-la-Neuve, Bruyland-Academia,
« Texte-Image », 2007, pp. 64-65.
[20]
Ibid., p. 65.
[21]
F. Jost, L’Œil-caméra. Entre
film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,
« Linguistique et
sémiologie », 1987, p. 23.
[22]
G. Genette, Palimpsestes, Op. cit.,
p. 412.
[23]
J. Baetens, « Littérature et bande
dessinée », art. cit.
[24]
Ibid.
Désignant l’énonciation graphique, le
néologisme
« graphiation » est
emprunté à Philippe Marion (Traces en
cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du
lecteur (essai sur la bande dessinée),
Louvain-la-Neuve, Académia, 1993).
[25]
P. Marion, Traces en cases, Op. cit.,
p. 36.
[26]
G. Genette, Figures III, Op. cit.,
pp. 229-230.
[27]
Ibid., pp. 230-231.
[28]
Il s’agit des vers de Dante Gabriel Rossetti cités
dans la préface borgésienne du roman.
[29]
M. Lafon, « Introduction »
à L’Invention de Morel, dans
A. Bioy Casares, Romans, Op. cit.,
p. 3.
[30]
P. Jourde, Géographies imaginaires. De quelques
inventeurs de mondes au XXe siècle, Paris,
José Corti, « Rien de
commun », 1991, p. 105.
[31]
« Note 1 »,
« Note 2 », J. P. Mourey et A.
Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op.
cit.