L’image dans L’Invention
de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy
Casares :
La « réinvention
de Mourey »
- Émilie Delafosse
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C’est
en 2007, dans la collection
« Écritures », que
paraît chez Casterman l’adaptation en bande
dessinée du plus célèbre roman
d’Adolfo Bioy Casares : L’Invention
de Morel. Dans un brillant hommage, Jean Pierre Mourey
transpose le chef-d’œuvre de l’Argentin
à travers une démarche double, de
réécriture et de mise en images du texte.
À la faveur de cette rencontre entre littérature
et bande dessinée, le projet de Mourey donne naissance
à une bande dessinée littéraire qui
cadre parfaitement avec la ligne éditoriale d’une
collection publiant des œuvres au format
« roman » (17x24 cm). Pour
aborder le travail d’adaptation en évitant
l’écueil théorique de la question de la
fidélité à l’œuvre
source, nous suivrons le conseil de Jan Baetens en nous demandant
plutôt si Mourey « est parvenu
à utiliser le langage de la bande dessinée
d’une façon intéressante ou
non » [1]. Afin d’apporter des
éléments de réponse à cette
interrogation, nous resserrerons l’étude autour de
ce « point très
précis » sur lequel
littérature et bande dessinée
« se rencontrent » : le
récit [2]. En tant qu’arts narratifs,
au-delà de leurs différences, elles partagent la
vocation de raconter des histoires.
Système
sémiotique
« composite » [3], la bande
dessinée mobilise deux matériaux
d’expression. De cette hybridité, il
découle que le récit – au sens
d’« énoncé narratif
(…) [assumant] la relation d’un
événement ou d’une série
d’événements »,
selon Gérard Genette [4] – est
verbal et
iconique, que la narration – l’acte producteur du
récit – est prise en charge par le texte et
par l’image. Ainsi, dans l’ouvrage de Mourey,
l’image « raconte » au
moins autant que les récitatifs et dialogues qui lui sont
associés. En faisant naître du roman une bande
dessinée, l’auteur ne se contente pas
d’illustrer le texte préexistant : il le
transforme en composé indivisible de texte et
d’images séquentielles. Dans ce basculement vers
l’« espèce narrative
à dominante visuelle » qu’est
la bande dessinée [5], il nous semble que la mise en images
de l’histoire de L’Invention de Morel
représente l’apport le plus spectaculaire de
Mourey. Pour cette raison, c’est avant tout à
l’image que nous voulons consacrer notre réflexion.
La notion
renvoie ici à l’image fixe, où
s’articulent le dessin – le trait, le contour
– et la couleur, parfois associés à du
texte, mais surtout mis en case, en strip, en
planche. Quelle place l’image occupe-t-elle au sein de cette
adaptation d’un roman à la trame
« parfaite » [6] ?
En
quoi l’image prend-elle part à la
narration ? Analyser son rôle dans le
récit élaboré par Mourey nous
permettra de prendre la mesure de la spécificité
du projet de l’auteur. Après quelques remarques
consacrées au travail global de transposition, nous nous
pencherons sur le mécanisme iconique qui traduit
l’absence de linéarité d’un
récit soumis à des variations rythmiques et
chronologiques. Enfin, c’est la portée de
l’image dans l’économie de la bande
dessinée que nous aborderons, et notamment sa participation
à la construction du fantastique.
Remarques sur la transposition générique
La
publication en 1940 de L’Invention de Morel
marque deux naissances : celle de Bioy comme
écrivain (il renie ses livres antérieurs peu
après), et celle d’un nouveau genre
littéraire. Premier titre de l’œuvre
« officielle » de
l’Argentin, ce court roman est très vite
élevé au rang de
chef-d’œuvre, au point d’occulter
partiellement la production ultérieure de
l’auteur. Admirablement préfacé par
Jorge Luis Borges – l’ami, le double
littéraire de Bioy –, l’ouvrage met en
acte les principes énoncés dans un
prologue-manifeste centré sur deux débats
théoriques : le réalisme et la
modernité. Mêlant les registres du fantastique et
de l’amoureux, Bioy incarne le renouveau avec un roman
à mettre au nombre des « œuvres
d’imagination raisonnée » [7].
En effet, si L’Invention de Morel
produit un tournant dans le genre fantastique, c’est parce
que l’auteur y déploie « les
aventures croisées de la fantaisie et de la
rigueur » [8], en cultivant une tonalité
scientifique et un style épuré.
L’histoire est celle d’un justiciable
vénézuélien en fuite qui trouve refuge
dans une île du Pacifique prétendument
déserte. À l’issue d’une
sorte d’enquête, il découvre que les
mystérieux habitants des lieux sont des
« images totales »
enregistrées puis projetées à
l’infini par une incroyable machine activée par
l’énergie des marées. Au cours de sa
« cohabitation » avec les
« images », le fugitif tombe
amoureux de l’une d’entre elles, la belle et
inaccessible Faustine, qu’il fait le pari de rejoindre en
s’enregistrant à son tour – en mourant,
donc, car la terrible machine de Morel prend la vie de ce
qu’elle grave. C’est notamment ce thème
de l’impossibilité de toute relation –
les êtres évoluent sur des
« plans » différents
– que l’on retrouve dans L’Année
dernière à Marienbad (1961), le film
d’Alain Resnais dont L’Invention de Morel
est à l’origine, bien que la filiation soit
restée inavouée.
« Jean
Pierre Mourey a été pris à son tour au
piège de l’île et de sa machinerie
infernale », écrit Michel Lafon dans la
préface de la bande dessinée [9]. Cette
fascination transparaît dans le procès de
transformation que Mourey fait subir au roman et qu’il
convient à présent d’analyser.
L’auteur, pourrait-on dire,
« réécrit »
L’Invention de Morel en faisant
interagir le verbal et l’iconique. Au lieu de
détourner la terminologie genettienne pour parler
d’« hypertextualité
intermédiale » [10], nous
préférons utiliser la notion de
« relation transesthétique
externe » forgée par Bernard Vouilloux
[11].
La mise en bande dessinée du roman est à la
fois « passage d’un art à un
autre » et « traduction
d’un médium dans un autre »,
accompagnée d’un changement de
« mode opératoire »
[12] :
du seul texte, on passe au texte combiné
à l’image mise en séquence. Si
l’essentiel de l’histoire est conservé,
l’auteur opère un
prélèvement et une légère
réorganisation. Certains épisodes
narrés dans le texte original n’apparaissent donc
pas dans la bande dessinée, comme ces essais de la machine
réalisés par le protagoniste sur des
végétaux et des animaux. Parfois, c’est
l’ordre des événements qui est
modifié. Par exemple, chez Mourey, le fugitif
aperçoit le « double »
de l’ouvrage de Bélidor lorsqu’il se
retrouve enfermé dans le musée, alors que chez
Bioy, la découverte du
« fantôme » du Moulin
perse a lieu plus tard dans la diégèse.
Produit de
l’interaction texte/image au sein de l’image, et de
l’enchaînement séquentiel des vignettes,
le récit à proprement parler mérite
une analyse plus approfondie. Dans la bande dessinée de
Mourey, la composante linguistique se décline
essentiellement en récitatifs et dialogues. Majoritaires,
les premiers transmettent la parole du narrateur et constituent un
hypertexte du roman – ou de sa traduction
française. Au plus proche du texte, l’image assure
la représentation graphique de ce verbal.
« Et me voilà confiné dans le
lieu le moins habitable de l’île : des
marécages que la mer envahit une fois par
semaine », lit-on en (2;6) [13]
[14].
À
l’image, à l’arrière-plan, le
protagoniste est représenté en train
d’avancer péniblement à travers les
marécages de mangroves, au milieu de branches, de racines et
de troncs baignant dans une eau trouble (fig. 1).
Ailleurs,
le texte de Bioy fait l’objet d’un transfert en
images. À elle seule, l’image
« réécrit »
le texte original, par un basculement particulièrement net
dans les cases sans verbal (un peu plus de vingt-cinq pour cent des
vignettes). En comblant les vides linguistiques, l’image
« sans voix », comme la nomme
Benoît Peeters [15], gagne en autonomie. À
plusieurs reprises, dans le silence du texte, elle se charge
d’une révélation. Dès le
récit de la première apparition des
« intrus », le
récitatif s’interrompt en pleine phrase, et
l’image lui succède pour proposer, à la
vignette suivante, une première représentation
des mystérieux
« estivants » qui hantent
l’île (fig.
2).
[1]
J. Baetens, « Littérature
et bande dessinée. Enjeux et limites »,
dans Cahiers de Narratologie, n°16, 2009.
[2]
Ibid.
[3]
Th. Groensteen,
« Fictions sans
frontières », dans Le Site de Thierry Groensteen.
[4]
G. Genette, Figures III, Paris, Seuil,
« Poétique », 1972, p.
71.
[5]
Th. Groensteen, Système de la bande
dessinée, Paris, PUF, « Formes
sémiotiques », 1999, p. 14.
[6]
J.-L. Borges,
« Préface », dans A.
Bioy Casares, L’Invention de Morel,
traduit de l’argentin par A. Pierhal, Paris, 10/18,
« Domaine étranger »,
1992, p. 10.
[7]
Ibid.
[8]
M. Lafon, « Introduction »
à L’Invention de Morel, dans
A. Bioy Casares, Romans, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 2001, p. 7.
[9]
M. Lafon, « Aujourd’hui, dans cette
île… », dans J. P. Mourey et A.
Bioy Casares, L’Invention de Morel,
Tournai, Casterman,
« Écritures », 2007,
p. 4.
[10]
« J’entends par
[hypertextualité] toute relation unissant un texte B
(…) à un texte antérieur A
(…) sur lequel il se greffe d’une
manière qui n’est pas celle du
commentaire » (G. Genette, Palimpsestes.
La Littérature au second degré, Paris,
Seuil, « Points Essais », 1982,
p. 13).
[11]
B. Vouilloux, Langages de l’art et relations
transesthétiques, Paris,
L’Éclat, « Tiré
à part », 1997, p. 16.
[12]
Ibid., pp. 16 et 18.
[13]
Le premier chiffre indique le numéro de la planche (sachant
que la numérotation des planches diffère de celle
des pages), le second celui de la vignette (selon l’ordre
impliqué par le sens de la lecture).
[14]
On peut citer la traduction du texte original :
« je me retrouve confiné dans
l’endroit le plus étroit, le moins habitable de
l’île, dans des marécages que la mer
recouvre une fois par semaine » (A. Bioy Casares, L’Invention
de Morel, Op. cit., p. 11).
[15]
B. Peeters, Lire la bande dessinée,
Paris, Flammarion, « Champs »,
2002, p. 128.