L’image dans L’Invention de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy Casares :
La « réinvention de Mourey »

- Émilie Delafosse
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Fig. 10. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 30

Fig. 11. J. P. Mourey, L'Invention de Morel,
2007, p. 91

Fig. 13.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 104

Fig. 14.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 77

Fig. 15. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 14

Fig. 17. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 77

      À la fois portées à la marge du récit et insérées dans ses interstices, deux illustrations accompagnent les intertitres qui désignent les deux parties de l’ouvrage. La première montre un face à face entre Morel et Faustine, sous l’œil du protagoniste. Deux allées d’arbres évoquant le jardin à la française de L’Année dernière à Marienbad encadrent la scène, tandis qu’une lune de premier quartier la surplombe. Si l’on rapproche cette image de celle qui marque le début de la seconde partie, une ébauche de récit apparaît. La configuration est semblable, mais le fugitif et l’inventeur ont échangé leurs places, et la lune s’est dupliquée en deux astres, à leur dernier quartier. Le regard de Morel ne s’oriente plus vers Faustine, mais vers le protagoniste, comme si celui-ci était devenu visible pour les « images ». La mise en relation des illustrations annonce ainsi une fin contrariée par le dénouement, puisque le fugitif intègre le simulacre de réalité sans entrer dans la conscience de ceux qui y évoluent.
      Dans les dernières pages du livre, on trouve treize notes attribuées à l’éditeur du manuscrit original, reproduites – complétées, parfois – par l’« auteur ». Mourey prolonge le jeu instauré par Bioy dès l’édition de 1940, avec ce « procédé de la note infrapaginale fictionnelle, signée d’une instance (…) mystérieusement désignée » [32]. Pour l’adapter à la bande dessinée, il choisit un système basé sur la répétition : les fragments textuels sur lesquels portent les notes sont réécrits à côté des vignettes qui les contiennent, reproduites dans leur intégralité. Alors que Bioy avait ajouté les deux dernières notes à l’occasion de rééditions du roman, Mourey, à son tour, procède à des transformations : il intercale six notes supplémentaires, supprime trois des notes originales, et réécrit toutes les autres, en s’éloignant plus ou moins de l’hypotexte. Surtout, en associant des « notes d’Auteur » à trois des « notes de l’Éditeur », il apporte un degré supplémentaire au jeu de la fictionnalisation.
      À l’issue de cette première analyse de la « relation transesthétique » entre roman et bande dessinée, une conclusion provisoire se dessine : la spécificité de l’entreprise de Mourey réside dans certains de ses choix narratifs – l’exploitation de la narrativité de l’image, le changement de voix, en particulier –, à relier à l’élaboration d’un nouvel appareil paratextuel. Pourtant, si l’on en croit l’auteur, l’essentiel du projet de transposition serait ailleurs :

 

Adapter L’Invention de Morel en bande dessinée, c’est (…) mener une sorte d’enquête pour décrypter [une] machinerie [littéraire] et recréer un dispositif narratif entièrement nouveau dans lesquels tous les éléments graphiques, les détails ont de l’importance et du sens, et se font écho, impliquant la possibilité de relectures multiples [33].

 

      Révélés par ces relectures, les échos entre les éléments graphiques intègrent un véritable mécanisme, dont l’élaboration se trouve au cœur de la transposition générique.

 

La poétique de la répétition/variation

 

      « C’est avec la construction géométrique d’un récit où abondent les symétries et les répétitions que peut s’épanouir le thème métaphysique de la circularité du temps (…) et s’incarner l’(…) histoire d’amour qui est au cœur de ce roman inoubliable » [34]. Au service de l’intrigue, donc, la narration multiplie les phénomènes de répétition et de variation, dans le cadre d’un système qui fonctionne sur différents plans.
      Le premier type de répétition auquel est confronté le lecteur correspond à une sorte de « degré zéro » de la représentation, à travers la mise en image du récitatif à l’échelle de la case entière, en très gros plan. « Après cent jours passés seul dans cette île déserte, j’entreprends la rédaction de ce journal », lit-on en (4;1). Aucun élément ne relaie cette mention de l’acte d’écriture avant la case (18;1), où les notes manuscrites du narrateur sont représentées graphiquement. L’image reprend un fragment du récitatif qui lui est associé, en l’articulant à la fin du précédent et au début du suivant. Interrompu par un trait qui marque la première jointure, le texte semble écrit à la main, et une ombre se projette sur le feuillet. La vignette (18;2), où le fugitif apparaît en train d’écrire, confirme cette forme de concrétisation du récitatif (fig. 10). Le schéma est identique en (75;1), lorsque le protagoniste entreprend de corriger ses erreurs à partir des révélations de Morel. Dans ces deux passages, l’écart entre le temps de la narration textuelle et celui de la narration iconique disparaît, tandis que le clivage de la voix narrative s’annule. Le procédé crée aussi un nouvel effet de fiction, puisque les deux cases pourraient être les fragments d’une reproduction du manuscrit. Dans les vignettes où les feuillets dactylographiés du discours de Morel apparaissent en gros plan, l’image reprend conjointement le récitatif de (83;2) et le dialogue de (49;4) et (49;5) ; elle renvoie donc aussi à un épisode passé. La reprise, d’ailleurs, est partielle : les notes du scientifique correspondent au discours qu’il avait prévu de prononcer, et non pas aux mots effectivement formulés. En dehors de ce cas un peu particulier, cette représentation a minima semble faire de l’image un simple reflet, une redite du texte.
      La technique du « même en plus clair » est un autre mode de répétition auquel Mourey a ponctuellement recours. Certaines images du récit apparaissent une seconde fois, reproduites à l’identique ou presque, mais sans encre noire. En général, le procédé traduit une réinterprétation a posteriori de faits narrés antérieurement. La série d’hypothèses échafaudées par le narrateur peu avant la fin de la première partie conjugue ainsi des images déjà connues du lecteur – certaines sont d’exactes répétitions, comme (38;5), d’autres sont recadrées, comme (40;1) –, et des images totalement nouvelles en (38;6). Plus loin, l’exercice de correction auquel se livre le protagoniste justifie la reprise en plus clair de plusieurs images des planches 75 à 77 (fig. 11). Ce type de réitération iconique est un genre de récit « répétitif », au sens où « les récurrences de l’énoncé ne répondent à aucune récurrence d’événements » [35]. Ici, le choix d’un procédé qui paraît entraver la dynamique de l’histoire obéit à un souci de progression dans la compréhension des faits (chez le narrateur, donc chez le lecteur).
      Relativement ponctuels, les deux phénomènes que nous venons de mettre en lumière font écho à un mécanisme à l’œuvre dans la quasi-totalité de la bande dessinée, et plus nettement dans sa deuxième partie. Nous voulons parler des multiples reprises d’images isolées ou en séquence qui font l’objet de manipulations diverses. Reproduites au sein de la même planche, ou à plusieurs pages d’intervalle, ces images forment un complexe réseau de récurrences. Néanmoins, toutes sont modifiées. Au minimum, lorsque le dessin est conservé, la couleur de la trame change, comme en (86;6) et (90;1) (figs. 12 et 13). En général, c’est la position du protagoniste qui distingue les occurrences. Entre deux vignettes de la même page – (63;3) et (63;5) (fig. 14) –, ou entre des cases plus éloignées – (22;4) et (73;6) –, l’écart correspond au déplacement du fugitif à l’intérieur du cadre. Parfois, la variation a trait au cadrage : de légers rapprochements ou éloignements permettent de différencier deux images aussi semblables que (2;2) et (4;1), par exemple (figs. 15 et 16). Quand le changement se rapporte à l’angle de vue, comme en (63;6) et (74;2) (figs. 17 et 18), il est plus difficile de parler de reprise d’image (toute modification de perspective équivalant à la création d’une nouvelle image). Pour autant, l’identification d’une scène représentée plus tôt dans la bande dessinée nourrit une impression de déjà-vu chez le lecteur confronté à une série de répétitions iconiques.
      Ainsi, l’image se reproduit, se multiplie : deux, mais souvent trois, parfois quatre, et jusqu’à six occurrences d’une image peuvent coexister dans le volume. Plus le récit progresse, plus les répétitions sont fréquentes. Elles s’accumulent dans la troisième partie de l’œuvre, celle où « le fugitif, ayant compris et admis la nature des intrus, remonte pour la seconde fois sur la colline, (…) définitivement » [36]. Signalons en particulier les planches 69 à 71, 73, 84 à 87, et 89, où les images totalement nouvelles se raréfient. Les planches 87 et 89, d’ailleurs, affichent une similitude frappante : à la couleur de trame près, les trois cases de gauche sont identiques sur les deux pages, et l’apparition d’une silhouette sombre dans les vignettes de droite de la planche 89 est l’unique différence. On pense aussi à la « semaine éternelle » résumée aux planches 85 et 86, dans une séquence exclusivement composée d’images « déjà vues » que seuls les déplacements du narrateur permettent de singulariser.

 

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[32] M. Lafon, « Introduction » à L’Invention de Morel, dans A. Bioy Casares, Romans, Op. cit., p. 4.
[33] J. P. Mourey, « Postface », dans J.-P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit.
[34] Ibid.
[35] G. Genette, Figures III, Op. cit., p. 147.
[36] J. P. Mourey, « Postface », dans J. P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit.