L’image dans L’Invention de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy Casares :
La « réinvention de Mourey »

- Émilie Delafosse
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Fig. 19. A. Bioy Casares, L’Invention de Morel,
1992, couverture

Fig. 20. J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 21

Fig. 21.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 21

Fig. 22.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 48

      Ce système de répétition iconique, qui culmine dans la figuration de la semaine réitérée à l’infini, obéit à des fins narratives. L’altération de la temporalité, rappelons-le, constitue l’un des motifs classiques du fantastique, et la « verticalité magique du temps bouclé » [37] est une modalité de distorsion temporelle. Après Bioy, qui innove en l’associant à une tonalité scientifique, c’est au tour de Mourey d’exploiter cet héritage du fantastique « traditionnel ». Insinué dans un adverbe a priori anodin – « éternellement » (25;5) –, le thème métaphysique du temps circulaire resurgit lorsque le protagoniste s’aperçoit que la conversation entre Faustine et Morel a déjà eu lieu : « j’ai fini par comprendre : leurs actes et leurs paroles coïncidaient avec ceux d’il y a huit jours… L’atroce éternel retour » (31;9). À partir de là, les images se répètent de plus en plus souvent, et la bande dessinée se nourrit de ces reprises qui aboutissent à la semaine récurrente. Combinées aux motifs des costumes des personnages principaux, les variations de la couleur d’accompagnement fournissent des repères qui aident le lecteur à identifier chacun des jours de la « semaine éternelle ». Enregistrée, puis projetée par la machine grâce à l’énergie marémotrice, cette semaine se condense en sept vignettes réparties sur deux planches. Un tel resserrement implique une forte fragmentation : à chaque jour revient une case, des ellipses articulent les éléments de cette série hebdomadaire. À ces sept vignettes, le lecteur peut revenir sans cesse, pour établir des correspondances, tisser des liens avec les autres cases. L’œuvre entière, en un sens, converge vers cette « page-noyau » qui, en retour, irradie le reste du livre.
      La circularité, dont s’alimente déjà le roman de Bioy, sous-tend l’ensemble de la bande dessinée : le récit iconique perd sa linéarité pour se répéter à l’infini [38]. La matérialité graphique reflète ce procédé en même temps qu’elle y contribue : les techniques auxquelles recourt ponctuellement Mourey – la photocopie et la réalisation numérique des couleurs, des motifs et de certains montages – concrétisent la thématique de la reproductibilité, qui traverse toute l’œuvre. Quant aux reprises d’images, elles introduisent au cœur du récit une deuxième ligne narrative apparemment dissociée des récitatifs. Parce qu’elles sont déjà connues, les images répétées semblent libres de s’écarter de ce que décrit le texte. Pour autant, certaines des manipulations dont elles font l’objet à l’occasion de ces pseudo-répétitions empêchent une divergence totale. À ce titre, la variation de la position du justiciable à l’intérieur des cases fait sens. Lafon signale chez Bioy la nouveauté de « chaque vision de la "même" scène par le fugitif, simplement parce qu’il y ajoute à chaque fois (…) un nouveau regard, nourri de ses expériences (…) précédentes » [39]. Dans le roman, ce processus est presque toujours suggéré – sauf au moment où le protagoniste prend conscience de cet « éternel retour » qu’il ne comprend pas encore [40] –, alors que la bande dessinée permet sa traduction à l’image, par les déplacements du personnage au sein des vignettes figurant des scènes identiques.
      Chez le lecteur, le décalage entre récitatifs et image répétitive produit une sensation à rapprocher du concept freudien d’Unheimliche – l’« inquiétante étrangeté », « cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières » [41] –, et du phénomène de déjà-vu. L’espèce de paramnésie dont le lecteur fait l’expérience en découvrant de curieuses similitudes entre les planches 25 et 31, par exemple, renvoie d’ailleurs à la sensation du narrateur juste avant qu’il ne reconnaisse la conversation déjà entendue : « j’ai senti qu’il se passait quelque chose d’étrange… mais sans arriver à savoir quoi » (31;3). Chez Mourey, le familier qui inquiète parce qu’il fait retour, ce sont les scènes que le protagoniste a déjà observées, les images que le lecteur a déjà regardées. Manifestation de l’inquiétante étrangeté, l’impression de déjà-vu née de la répétition graphique s’avère très troublante. De fait, cette paramnésie est propre à la lecture de la bande dessinée : elle résulte d’un processus de transposition fondé sur des moyens iconiques sans équivalent dans le roman. D’où l’insistance de Mourey sur le « travail de réécriture » particulièrement « poussé » dans la seconde partie de l’ouvrage, puisqu’« il a fallu réinventer et développer des séquences (…) seulement suggérées dans le roman » [42]. À travers cette forme originale d’« extension » du texte de Bioy [43] – il s’agit, à l’image, d’ajouter des épisodes déjà narrés –, on perçoit l’influence de L’Année dernière à Marienbad, où la répétition de certaines scènes suggère que le présent n’est que l’infinie reproduction du passé. « Arrivé au terme de la lecture de ce livre, le lecteur peut alors repartir dans l’île inquiétante (…) : il possède maintenant quelques indices pour s’orienter dans le dédale des images et des mots » [44]. En guise de clôture à la postface où Mourey dévoile la mécanique de son livre, cette invitation relaie le motif de l’éternel retour. Si les reprises d’images suggèrent déjà une lecture non linéaire, faite d’aller-retour (à partir de la page-noyau, notamment), la postface appelle la relecture – sans fin ? – de la bande dessinée.
   L’essentiel de la transposition intermédiale se joue donc dans le mécanisme répétition/variation. Décliné à différents niveaux, il est à l’origine de l’inquiétante étrangeté qui caractérise le fantastique de Mourey. Or, si dans la bande dessinée, l’image se trouve au cœur d’un tel mécanisme, c’est parce qu’elle concentre le fantastique.

 

L’image, noyau du fantastique

 

      Pour Philippe Marion, « le dessin n’est jamais un simple moyen de figuration, quelque chose en lui fait réticence, aspérité, opacité » [45]. Avant tout, la graphiation est « auto-monstration (…) d’une identité graphique perceptible dans la spécificité subjective d’une empreinte » [46]. C’est sans doute grâce à sa résistance, à sa « texture » que le dessin de Mourey joue un rôle qui va bien au-delà de sa fonction narrative immédiate. Associés à la couleur, le trait et le contour présentent certains caractères propices au fantastique. « L’histoire a été entièrement dessinée au pinceau ; certaines cases sont également des montages à partir de photocopies. L’ensemble des couleurs et des motifs décoratifs, ainsi que quelques montages ont été réalisés numériquement », explique Mourey [47]. Agréable et sans fioritures, le trait se combine à une alternance de couleurs tendres et froides organisées en bichromie. Si le duo vert-blanc domine – rappelant la verdeur de la couverture de l’édition du roman chez 10/18 (collection « Domaine étranger »), illustrée par un détail d’Attente, de l’Allemand Richard Oelze (fig. 19) –, il se décline aussi en violet, bleu et gris. Par le jeu de la bichromie (et le recours au clair-obscur, dans le travail sur les ombres), le dessin reflète d’ailleurs la dualité du fantastique à tonalité scientifique de L’Invention de Morel [48].
      En optant pour un trait qui va à l’essentiel, Mourey fait le choix de la synthèse graphique, ce qui ne l’empêche pas de soigner les décors, naturels ou artificiels. Massive, la présence de décors végétaux particulièrement plaisants figure l’abondance de la végétation qui caractérise l’île (fig. 20). Les nombreuses représentations de l’océan (dans les scènes de coucher de soleil et de promenade dans les rochers) renvoient à une insularité qui se prête parfaitement au fantastique – « lieu secret et protégé hors de l’espace et du temps, l’île est (…) la scène la plus propice (…) à tous les mystères dont le déploiement nourrit le fantastique », écrit Lafon [49]. Quant à la précision apportée à la représentation de l’intérieur du musée, elle favorise l’évocation de l’hôtel « immense, luxueux, baroque » de L’Année dernière à Marienbad. Le couloir sans fin du dernier strip de la planche 9, ainsi que les salons garnis de tables basses et de plantes vertes, notamment, rappellent les décors du film (figs. 21 et 22).
      L’efficacité narrative du trait – au sens où le dessin « ne renvoie pas à un référent, mais d’emblée à un signifié » [50] – et la complexité des images ne sont pas incompatibles avec un certain lyrisme dans les coups de pinceau. Cette vitalité, cette expressivité se déploie sans doute surtout lorsque « la pression narrative se relâche » [51], et que l’image cesse d’être assujettie au récit. Le dessin de Mourey parvient alors vraiment à incarner les personnages, et répond ainsi à un Robbe-Grillet qui reprochait au roman de Bioy son excessive abstraction. En cela, la bande dessinée rend parfaitement justice à une œuvre qui, d’après Lafon, n’a rien d’un « roman désincarné », d’une « espèce de froid théorème fantastique, de montage et de démontage d’une machinerie implacable » : « Bien au contraire, si cette œuvre est rapidement devenue mythique (…), c’est largement autant pour sa thématique amoureuse que pour sa rigoureuse construction fantastique » [52].

 

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[37] J. Fabre, Le Miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique, Paris, José Corti, « Rien de commun », 1992, p. 227.
[38] Ici, les répétitions narratives correspondent aux répétitions des événements, puisque la semaine éternelle a lieu plusieurs fois. Le récit est donc bien « singulatif », car ses répétitions « ne font [que] répondre (…) aux répétitions de l’histoire » (G. Genette, Figures III, Op. cit., p. 146).
[39] M. Lafon, « Introduction générale », dans A. Bioy Casares, Romans, Op. cit., p. IX.
[40] « Avec lenteur dans ma conscience, mais très ponctuellement dans la réalité, les paroles et les mouvements de Faustine et du barbu coïncidèrent avec leurs paroles et leurs mouvements d’il y a huit jours » (A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit., p. 47).
[41] S. Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, « Idées », 1933, p. 165.
[42] J. P. Mourey, « Postface », dans J. P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit.
[43] « Un premier type (…) serait l’augmentation par addition massive, que je propose de baptiser l’extension » (G. Genette, Palimpsestes, Op. cit., p. 364).
[44] J. P. Mourey, « Postface », dans J. P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit.
[45] P. Marion, « Scénario de bande dessinée. La différence par le média », Études littéraires, vol. 26, n° 2, 1993, p. 83.
[46] P. Marion, Traces en cases, Op. cit., p. 36.
[47] J. P. Mourey, message à É. Delafosse [en ligne], 14/02/11, communication personnelle.
[48] Julien Védrenne suggère cette correspondance (« L’Invention de Morel », Le Litteraire.com).
[49] M. Lafon, « L’île et le texte (Pour une poétique de l’espace dans l’œuvre d’Adolfo Bioy Casares) », Questionnement des formes, questionnement du sens, Montpellier, CERS, 1997, t. II, p. 948.
[50] Th. Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. cit., p. 192.
[51] Ibid.
[52] M. Lafon, « Introduction » à L’Invention de Morel, dans A. Bioy Casares, Romans, Op. cit., p. 5.