Comment un lieu devient-il commun ?
La grotte de Calypso (Fénelon, Marivaux,
Lesage)

- Christelle Bahier-Porte
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

      Une « allée d’arbres assez touffus », qui peut rappeler le « bois d’arbres touffus » qui encercle la grotte de Calypso, mène à l’ermitage qui n’est plus « sur le penchant d’une colline » mais « au pied d’une montagne ». La reconnaissance du modèle est assurée par des reprises suffisamment explicites : « percée dans la montagne » rappelle « taillée dans le roc » ; les « rocailles et coquilles » sont des références explicites de même que le « gazon », les « milles sortes de fleurs », le parfum, le « bruit de la source d’eau ». Il n’y manque que le chant des oiseaux. En revanche, le lieu n’est ni « naturel » ni doté d’une « simplicité rustique ». Au contraire, il est présenté d’emblée comme le fruit du travail de l’homme : la grotte est dotée d’un « avant corps de logis » ajouté par « la main de l’homme ». C’est d’ailleurs cet avant-corps qui est décrit et non l’intérieur de la grotte : les personnages ne suivent l’ermite dans la grotte qu’après la description. Par conséquent, malgré les fleurs et la source d’eau, le lieu pourrait bien ne rien devoir à la nature : les expressions « percée dans la montagne » et « bâti de rocailles » suggèrent l’intervention de l’homme, et l’expression « la maison du solitaire » ferait presque oublier qu’il s’agit d’une grotte. La grotte de Calypso semble sous la plume de Lesage être devenue un « lieu commun » auquel il suffit de faire allusion pour en solliciter la mémoire. L’écrivain instaure ainsi une connivence culturelle avec son lectorat mais en transformant les « beautés naturelles » de la grotte de Fénelon en artifices, il suggère aussi combien le recours à ce type de lieu commun, hérité de l’épopée, relève lui-même de l’artifice.
      L’artifice est en effet au cœur de la séquence et les réminiscences ponctuelles au texte de Fénelon qui vont émailler la suite du passage servent alors de révélateurs pour le lecteur qui, contrairement au personnage, ne doit pas se faire prendre au piège. Le lieu n’est plus la demeure d’une femme amoureuse, déesse ou paysanne, mais d’un ermite « accablé de vieillesse ». Comme Calypso voulait recevoir Télémaque « comme son fils », l’ermite utilise les expressions « mes enfants» et « mon fils », certes permises par son statut d’ermite, pour s’adresser à ses visiteurs. Il offre ensuite, comme Calypso, un repas « d’anachorète » à ses hôtes, parodie du « repas simple mais exquis » offert par la déesse. Le repas n’a rien d’exquis chez Lesage (oignons, pain, fromage, noisettes et eau) et exhibe une simplicité burlesque et picaresque, mais il suscite un discours de la part de l’ermite qui aurait pu être prononcé par Mentor : « votre sensualité a corrompu votre goût naturel ». Enfin, on peut remarquer que comme Calypso reconnaît les traits d’Ulysse en ceux de Télémaque, l’ermite « regarde avec attention » Gil Blas. Ces réminiscences font figure d’avertissement pour le lecteur : comme la grotte qui l’abrite, l’ermite semble bien artificiel : « il paraît » accablé de vieillesse, sa barbe est trop blanche, son rosaire trop gros et son discours sur la frugalité des premiers pères sonne faux. L’exercice de style devient ici le signe de la fausseté, du « cliché » et d’une imitation mal menée (celle de l’ermite). On apprendra en effet après le récit du cavalier, que cet ermite est Raphaël, picaro de grand chemin qui avait déjà trompé Gil Blas. La révélation est des plus comiques : « changeons de style (…). Je vais me montrer sous une nouvelle forme ; car tel que vous me voyez, je ne suis rien moins qu’un ermite et qu’un vieillard » [35]. Nous sommes donc bien, dans la séquence qui nous intéresse, dans un exercice de style comique : un picaro imite un ermite qui imite Calypso. Le lieu commun est devenu cliché, signe d’artifice et de stérile répétition.
      Cependant, une dernière réminiscence du texte de Fénelon suggère que ce n’est peut être pas si simple. Comme Calypso remarque la douleur de Télémaque qui ne peut manger [36], l’ermite s’aperçoit de la « profonde rêverie » du cavalier. Télémaque devait alors faire le « récit de [ses] malheurs » et le cavalier doit « ouvrir son cœur » à l’ermite et lui raconter son histoire qui commence par : « je vais vous apprendre mes malheurs ». De Fénelon à Lesage, la grotte reste un lieu où on raconte des histoires. Chez Fénelon, Calypso réclame le récit des aventures du fils d’Ulysse pour mieux le séduire (« connaître les moyens de toucher son cœur ») et Mentor blâmera son jeune disciple de prendre plaisir à raconter son histoire, signe de vanité, et, par son récit, de « charmer la déesse » [37]. Le récit parce qu’il est séducteur est potentiellement dangereux. Chez Lesage, on écoute le récit par « curiosité » ou par « charité » et il suscite un commentaire ironique et comique de la part du faux ermite : le cavalier doit oublier la jeune dame responsable de ses malheurs, vivre « bien d’autres aventures » qui lui permettront de trouver une autre femme et donc de faire un nouveau récit !
      Il est assez remarquable que le topos du locus amoenus soit de nouveau sollicité à la fin de ce livre IV : les personnages découvrent sur leur route « un endroit fort agréable, sur un gazon entouré de plusieurs gros chênes, dont les branches entremêlées formaient une voûte que la chaleur du jour ne pouvait percer » [38]. Ce lieu sert alors de cadre au récit des aventures de Raphaël, « dignes d’être écoutées », et que le picaro « prétend bien écrire un jour ». À la « narration fabuleuse » de son modèle, Lesage oppose alors une « narration fabulatrice » : un roman qui se nourrit d’histoires et qui s’assume comme tel. La parodie de Fénelon et, au-delà, du genre épique est sans doute moins polémique que celle de Marivaux. Lesage n’en propose pas moins sa manière d’aborder le roman au début du dix-huitième siècle : les « lieux communs » hérités des grands modèles sont à la fois représentés comme des clichés dont il faut souligner l’artifice mais ils contiennent également un tel pouvoir évocateur (il ne faut que cinq lignes pour faire renaître la grotte de Calypso) qu’on ne peut les évincer si facilement. Le roman « moderne » selon Lesage se construit avec et contre son héritage « ancien ».

      Finalement, la grotte de Calypso garde bien au début du dix-huitième siècle sa fondamentale ambiguïté. Elle est, chez Fénelon, lieu enchanteur et enchanté mais lieu de perdition ; symbole de l’imitation de l’épopée mais possiblement condamnée à une infinie reproduction stérile. Contre cette stérilité potentielle du modèle épique, Marivaux et Lesage proposent, chacun à leur manière, de détacher le roman de son éminent ancêtre pour en faire un genre autonome et original. L’ekphrasis devient l’instrument de cette quête d’autonomie : image dans le texte suscitant l’admiration du lecteur, elle peut certes aisément devenir lieu commun, topos, mais elle conserve néanmoins sa capacité d’enchantement car elle reste précisément une image et donc un support emblématique du travail de l’écrivain. Marivaux et Lesage mettent en avant « les choses comiques » et un point de vue comique sur le monde qui replace les héros à leur juste valeur d’hommes. Le recours à la parodie montre néanmoins l’ambivalence de l’entreprise : le château de Mélicerte et sa « naïve » campagne ensoleillée comme l’ermitage de Raphaël n’acquièrent tout leur sens que par rapport à la séquence dont ils se moquent. La grotte de Calypso reste bien un lieu enchanteur qui force les romanciers à revenir sur ses « bords enchantés », c’est bien là le pouvoir de l’image, mais ne parvient pas pourtant à les retenir. Les romans de Marivaux et de Lesage tirent leur révérence à leur illustre modèle, au double sens du terme : un hommage et un adieu.

 

>sommaire
retour<

[35] Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, Op. cit., IV, 11, p. 245.
[36] Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Op. cit., p. 70.
[37] Ibid., Livre IV, p. 123.
[38] Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, Op. cit., IV, XI, p. 246.