Comment un lieu devient-il commun ?
La grotte de Calypso (Fénelon, Marivaux,
Lesage)

- Christelle Bahier-Porte
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      Ceci étant posé, voyons ce que devient la grotte de Calypso. En fait de naufrage, les deux personnages se font dévaliser par des voleurs et trouvent refuge dans le château de Mélicerte, « grosse femme âgée de quarante ans » qui pleure le départ de Brideron, père de Timante désormais nommé Brideron le fils. La séquence [26] s’organise en trois temps comme chez Fénelon : Mélicerte guide les voyageurs jusqu’à son château, la description du château puis la description du paysage vu par les personnages depuis les fenêtres du château. Il y a une très légère distorsion chronologique par rapport au modèle cependant puisque la description du paysage qui pourrait correspondre au panorama décrit dans le troisième paragraphe de la séquence de Fénelon vient après l’invitation de Mélicerte au repos. La technique de Marivaux relève de l’amplification [27], comme en témoignent un développement inédit sur les chats et les souris qui peuplent le château ou la description des différents étages. L’imitation repose sur un double procédé : la reprise littérale du modèle fénelonien et la transformation parodique, dégradante, de certaines séquences. Les reprises littérales sont nombreuses : « Brideron suivit Mélicerte » reprend « Télémaque suivait la déesse » ; « Il admirait l’air libre et aisé » repris ensuite par « il admirait enfin sa beauté » rappelle « il admirait l’éclat de sa beauté ». Le choix du pronom « on » pour « embrayer » la description est conservé : « On entra bientôt dans le château » rappelle « on arriva à la porte de la grotte ». L’expression « ces lieux » dont nous avions souligné la valeur déictique et épidictique est reprise (deux fois), de même que la négation de « l’or, l’argent, et le marbre » ou encore l’expression « beauté naturelle ». La topographie est également respectée notamment dans la dernière partie où l’on suit les regards de Phocion et Brideron : « d’un autre côté, on voyait les écuries » rappelle « d’un autre côté, on voyait une rivière ». Le style même de Fénelon est imité notamment l’épanorthose : « un escalier non superbe et hardi mais simple et étroit », les associations binaires : « libre et aisé », « antique et curieux » par exemple, ou encore l’emploi systématique des démonstratifs.
      Ces reprises littérales s’inscrivent dans un contexte de transformation parodique, elles sont ainsi à la fois le signe de l’imitation et de la mise à distance de cette imitation puisqu’elle « détonnent », ou « disconviennent » pour garder le mot de Perrault, dans leur nouveau contexte. Il faut souligner la grande rigueur de l’imitation de Marivaux qui suit de très près le texte de Fénelon. Si on reprend chacune des séquences, on retrouve tous les éléments de la description initiale transformés. Mélicerte est entourée d’une « escorte » de quatre jeunes filles, elle ne l’emporte plus sur elles par la hauteur mais par la grosseur, la comparaison est d’ailleurs explicite dans le texte (« autant... que Calypso l’emportait »). Le feu et la douceur des yeux de la déesse deviennent l’objet d’un combat contre les ardeurs du soleil qui brûlent la peau de Mélicerte. La « simplicité » est celle de l’escalier puis des chambres dans lesquelles on retrouve le « fraîcheur » topique. La vigne qui tapisse la grotte devient véritable tapisserie et Marivaux conserve le goût de la symétrie de son modèle puisque cette tapisserie « laissait à la muraille la moitié de l’avantage de parer la chambre ». Comme les « rayons du soleil ne pouvaient percer » la grotte de Calypso, les yeux « n’étaient point éblouis par ce grand jour qui perce à travers ces larges croisées ». Le jeu de transposition cesse néanmoins dans le dernier mouvement. Un paysage rural, un tableau de genre de scènes paysannes, se substitue au paysage marin décrit par Fénelon, on peut cependant trouver une possible trace des jeux des canaux dans le badinage des bergers.
      L’exercice de style est donc particulièrement réussi, il allie habilement dégradation burlesque et ennoblissement héroïcomique. En effet, par le prisme du modèle de Fénelon, le château de Mélicerte acquiert une noblesse et ne se trouve jamais dégradé. Il est certes sombre, délabré, mal commode et piteusement orné mais deux expressions attirent l’attention : il règne dans le château un « beau désordre » et on y observe le « spectacle agréable » du combat du jour et de la nuit proposant un « clair-obscur » d’un nouveau genre [28]. Ce « beau désordre » de chaises de paille « artistement travaillées » et de « chaises de tapisseries » au « dessin antique et curieux » pourrait bien être une allégorie comique de la querelle des Anciens et des Modernes, ou pour le moins, une image, un emblème, de l’exercice de style de Marivaux : le « dessin antique et curieux » du modèle de Fénelon qui, comme les chaises en question, prétend à « une éternelle durée », reparaît sous la transformation « artistement travaillée » du parodiste. Le travesti permet ainsi de mettre en question les catégories du grand et du petit, tant pour le style que pour l’objet même du roman. Il y a certes chez Marivaux un plaisir iconoclaste de la dégradation burlesque et il prend un malin plaisir à placer ses héros dans des situations dégradantes, dans notre extrait le portrait de Mélicerte pourrait en témoigner [29]. Cependant, cette séquence du château de Mélicerte et en particulier le tableau de genre qui compose le troisième mouvement révèlent une ambition qui va au-delà de la désacralisation. Marivaux propose une nouvelle voie au roman qui se détache de l’épopée et de l’imitation de la « belle nature » dont le locus amoenus est comme le condensé rhétorique et pictural. Il s’agit ici de décrire un lieu des plus communs, en s’attachant aux « choses comiques » et au « petit » : une fermière entourée d’enfants, le badinage de deux bergers, le repos des batteurs. À la fécondité exubérante et dangereuse de la grotte de Calypso, Marivaux substitue « l’appétit » des enfants, la collation des batteurs et la fécondité des terres, laquelle ne vient pas du miracle divin mais du labeur des hommes, sans pour autant prendre le tour « utopique » de La Bétique. Face à ce spectacle, l’appétit des imitateurs s’ouvre aussi : « et Brideron comme eux voulut tenir une écuelle pleine de lait » (p. 734) Mais il s’agit d’une tout autre imitation qui se détache de « l’amour de la forme » [30] et des modèles pour se tourner vers le monde du commun des hommes.
      Il ne me semble pas cependant que cette description soit la preuve d’une ouverture du roman de Marivaux au « réalisme » ou à une perspective « sociologique » qui consisterait à peindre les mœurs de la campagne au début du dix-huitième siècle [31]. Les vignettes rurales qui achèvent le texte sont aussi des exercices de style qui transforment la pauvreté, voire la grossièreté, en spectacle acceptable pour des lecteurs mondains. Dans la Lettre à l’Académie, Fénelon décrivait le plaisir qu’il prend chez Homère « à voir des peintures si naïves du détail de la vie humaine » comme Nausicaa faisant la lessive ou jouant au ballon. Marivaux lui répond alors que cette « naïveté » s’atteint non pas dans l’imitation déférente d’un modèle antique mais bien par une poétique des « détails », une attention au monde qui nous entoure et une part de jeu dans l’écriture : nul doute que Marivaux prend autant de distance avec la grotte de Calypso qu’avec le badinage et l’écuelle des paysans de campagne. La voie du roman moderne est cependant plutôt la seconde qui, prenant pour objet le monde du commun et de l’humain, oblige à l’invention et à l’originalité [32].

 

L’ermitage de Raphaël (Lesage, 1715)Artifice et narration fabulatrice

 

      L’Histoire de Gil Blas de Santillane n’est pas une parodie des Aventures de Télémaque comme l’est le roman de Marivaux. Elle relève plutôt du genre picaresque : un jeune homme en quête de gloire et de fortune multiplie les rencontres sur les routes d’Espagne. Le roman de Lesage peut cependant rappeler par certains aspects l’autre modèle de Marivaux, Don Quichotte. Le jeune Gil Blas se prend bien souvent pour un héros de roman perdu au cœur d’aventures les plus triviales. La parodie permet ainsi à l’écrivain de se moquer des rêves de grandeur de son personnage tout en sollicitant des modèles romanesques dont son propre roman entend se distancier [33]. Au chapitre 9 du livre IV, Gil Blas rencontre un jeune cavalier poursuivi par la justice. Il lui propose son aide. C’est pour se mettre à l’abri d’un orage, nouvel avatar du naufrage homérique, que les deux protagonistes trouvent refuge dans un ermitage. La transformation parodique affecte les personnages de Fénelon : le rôle de Mentor est endossé par Gil Blas, le personnage naïf, et Calypso devient un ermite. La séquence parodique est beaucoup plus brève que dans le roman de Marivaux [34]. La concentration des réminiscences lexicales et stylistiques réduit la reprise de la description de la grotte à un demi-paragraphe. Cependant, le dialogue avec Fénelon ne se limite pas à cette seule reprise du locus amoenus puisque Lesage retrouve la valeur d’avertissement moral accordée à la grotte par Fénelon, qui était quelque peu perdue par Marivaux, tout en proposant une nouvelle manière de « narration fabuleuse ».

 

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[26] La description du Château de Mélicerte se trouve au Livre I du Télémaque travesti, Op. cit., pp. 733-735.
[27] Pour une analyse de cette « amplification burlesque », voir E. Aschieri, « Le travestissement marivaudien du Télémaque de Fénelon. Quelques notes sur le lexique parodique », Publifarum, Bouquets pour Hélène, n° 6, 2007. Voir également Fr. Berlan, « Lexique et parodie. Le Télémaque de Fénelon et Le Télémaque travesti de Marivaux », Burlesque et formes parodiques, Actes du colloque de l’Université́ du Maine, Le Mans, du 4 au 7 décembre 1986réunis par Isabelle Landy-Houillon et Maurice Ménard, Paris-Seattle-Tübingen, « Papers on french seventeenth century littérature », n°33, 1987, pp. 425-433.
[28] Voir l’expression « ils y luttaient tous deux, le jour s’y trouvait obscurci, l’obscurité s’y trouvait éclairée », p. 733.
[29] Dans cette perspective, voir néanmoins l’analyse de J. Guilhembet, « La réécriture parodique par Marivaux du Télémaque de Fénelon », dans L’Information littéraire, janv.-fév. 1995, pp. 26-33. Et Fr. Rubellin, « Les modes de vie dans les romans de jeunesse de Marivaux », dans Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, Paris, CNRS éditions, 1991, pp. 45-52.
[30] Un « sévère amour de la forme » guide les discours de Phocion, Le Télémaque travesti, Op. cit., Livre I, p. 725.
[31] Pour Michel Gilot, Marivaux écrit « le Télémaque du monde vrai, de la France concrète des années 1700 » (dans « Le malicieux génie de Brideron », Approches des Lumières. Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, pp. 197-211).
[32] Voir sur ce point Jean-Paul Semain à propos de Pharsamon qui donne la parole au jeune paysan Cliton et propose un éloge de la « petitesse des sujets » : « une pomme n’est rien ; des moineaux ne sont que des moineaux ; mais chaque chose dans la petitesse de son sujet est susceptible de beautés, d’agréments : il n’y a plus que l’espèce de différence » (Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques, Œuvres de jeunesse, p. 602). Jean-Paul Sermain précise cependant que « cette naïveté n’est pas l’authenticité (…). Elle repose sur le travail d’un écrivain capable à travers son style de faire transparaître une vision du monde ou résonner la voix d’un individu » (Le Singe de Don Quichotte, Op. cit., p. 205).
[33] Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre ouvrage, Ch. Bahier-Porte, La Poétique d’Alain-René Lesage, Paris, Champion, 2006, pp. 447-450.
[34] Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, Paris, Garnier-Flammarion, 1977, Livre IV, Chapitre 9, p. 233.