Comment un lieu devient-il commun ?
La grotte de Calypso (Fénelon, Marivaux,
Lesage)
- Christelle Bahier-Porte
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La description de la grotte de Calypso au premier Livre des Aventures de Télémaque constitue indéniablement un morceau de bravoure, enchanteur et séducteur. Une image dans le texte, une ekphrasis digne d’admiration. La description n’en relève pas moins du « lieu commun », au sens rhétorique du terme. En rhétorique, l’argumentum a loco appartient d’abord au genre judiciaire : il s’agit de fonder une preuve sur la nature du lieu où s’est déroulée l’action. La description des lieux passe ensuite dans le genre épidictique : « parmi les choses dignes d’éloge figurent aussi les lieux où se déroulent une action. On peut les vanter pour leur beauté, leur futilité, leur salubrité » [1]. Le lieu commun rhétorique entre alors en littérature par le biais du locus amoenus. Ernst Curtius voit dans la description de la grotte de Calypso au chant V de L’Odyssée d’Homère, « l’ancêtre du topos » perfectionné ensuite par Virgile. Les éléments qui composent le locus amoenus sont : les sources/fontaines, les plantations, les jardins, la brise légère, les fleurs, le chant des oiseaux. Les quatre éléments, les quatre saisons et les cinq sens sont le plus souvent sollicités. Le locus amoenus se trouve logiquement au fondement de l’espace de la pastorale, dès les Idylles de Théocrite puis chez Virgile et Ovide.
C’est également en 1714-1715, que Marivaux rédige Le Télémaque travesti qui parodie les Aventures de Télémaque et prend pour sujet le processus même de l’imitation [2]. Brideron et son oncle Phocion se proposent de revivre, à la lettre, les aventures de Télémaque. Le Télémaque travesti témoigne ainsi de l’engagement de « Moderne » de Marivaux, invitant à se défaire des modèles antiques, notamment celui de l’épopée, pour ouvrir la voie au roman moderne. En 1714, Pellegrin donne à l’Académie royale de Musique une nouvelle tragédie lyrique intitulée Télémaque. La tragédie se fonde sur les amours de Télémaque et Eucharis, la jalousie de Calypso et le courroux de Neptune. Lesage en propose une parodie sur une scène de la Foire Saint-Germain en février 1715, avec Arlequin dans le rôle d’Eucharis et Pierrot dans celui de Minerve. Si cette parodie vise surtout l’opéra, elle contribue cependant à inscrire l’ouvrage de Fénelon dans un contexte polémique.
La même année, en 1715, paraît l’Histoire de Gil Blas de Santillane qui connaît un immense succès. Le roman relate les « aventures » de Gil Blas sur les routes d’Espagne en quête de gloire et de fortune. Au livre IV, on trouve un ermitage qui ressemble fort à la grotte de la déesse. Il y a donc une « actualité » polémique des Aventures de Télémaque dans les années 1714-1715 : engagées dans la querelle des Anciens et des Modernes, soumises à la parodie et transformées pour ouvrir la voie au roman. Nous prendrons comme exemple, et comme emblème, de cet usage polémique et critique des Aventures de Télémaque, la reprise de la grotte de Calypso. Outre l’intérêt de l’exercice de style parodique des deux romanciers, la reprise et la transformation de ce « lieu commun » enchanteur permet de réfléchir sur ce qu’est un roman au début du dix-huitième siècle. Pour Marivaux comme pour Lesage, Fénelon autorise (« auctorise ») le passage de l’épopée au roman assumé comme tel. Les deux romanciers, chacun à leur manière, proposent en effet de se défaire du modèle épique sans forcément renoncer à une « narration fabuleuse », laquelle quitterait la « forme de poème héroïque » [3] et les « lieux communs », pour s’ouvrir aux lieux du commun des hommes. Ou comment les « choses comiques » [4] mettent en question les modèles, leur imitation et leur supposée grandeur en proposant un nouveau genre (romanesque) de « simplicité » et de « naïveté ».
La grotte de Calypso (Fénelon, 1699) [5]. Enjeux esthétiques et idéologiques
Fénelon traduit le chant V de l’Odyssée pour le duc de Bourgogne en 1693-1694. Françoise Berlan a étudié très précisément cette traduction et son évolution jusqu’aux Aventures de Télémaque, notamment à partir de la description de la grotte de Calypso. Elle montre que la traduction effectuée pour le duc de Bourgogne est une « amplification à la fois luxuriante et ordonnée de la simplicité homérique » [6] et fait figure de première ébauche de la description de la grotte figurant dans le roman. La description présente dans le roman de 1699 fait preuve de plus de liberté vis-à-vis de la séquence homérique notamment dans la deuxième partie, véritable « marine » qui mêle nature méditerranéenne et végétation océanique. En 1699, Fénelon ajoute en outre à sa description le topos de la fraicheur absent du texte d’Homère et de la première traduction amplifiant ainsi le locus amoenus de son modèle, en le croisant sans doute avec le genre pastoral hérité de Virgile. Je ne m’attarderai pas sur le travail de Fénelon à partir du texte d’Homère, travail déjà bien étudié par Françoise Berlan, Françoise Rubellin ou encore Jean-Charles Monferran [7], mais poserai dans cette première partie les principes et enjeux essentiels de cette description au fondement des parodies ultérieures.
[1] E. Curtius, La Littérature européenne et le moyen âge latin [1948], Paris, Pocket, « Agora », 1991, voir notamment le chapitre consacré au locus amoenus.
[2] Voir sur cette question le chapitre consacré au Télémaque travesti par Jean-Paul Sermain dans Le Singe de Don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman post-critique, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, pp. 80-103.
[3] On aura reconnu la célèbre définition que Fénelon donne, a posteriori, de son ouvrage dans une Lettre au Père Le Tellier de 1710.
[4] Le premier Livre du Télémaque travesti s’ouvre sur cette phrase : « Il arrive des choses si comiques dans le monde […] » (Marivaux, Le Télémaque travesti dans Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la la Pléiade », 1972, p. 721).
[5] La description de la grotte de Calypso se trouve au Livre I des Aventures de Télémaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, pp. 67-68.
[6] Fr. Berlan, « Fénelon traducteur et styliste : réécritures du chant V de l’Odyssée », Littératures classiques, n°13, 1990, p. 20.
[7] Fr. Rubellin, « Homère revu et corrigé : la grotte de Calypso ou les ambiguïtés du naturel », L’École des Lettres, 1994, n°4, pp. 25-37. J.-Ch. Monferran, « L’ecphrasis du livre I du Télémaque de Fénelon. Le détournement romanesque de la grotte de Calypso », XVIIe siècle, n°191, 1996, pp. 389-399.