Un envoûtement par l’image
Usage et critique de l’image dans
le prisme de la Montagne magique
- Claude Reichler
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Fig. 10. W. Koch, Wintersport in Graubünden, v. 1906
La mise en rapport du corps et du paysage dans cette affiche est comme réservée, puisqu’ils sont séparés par le décalage des plans : la patineuse élégante et fraîche et le nom de la station d’altitude forment un ensemble détaché sur l’arrière-fond du paysage. Mais d’autres modes de la relation ont été exploités, jusqu’à un état de fusion affirmé ; j’en donnerai d’abord un exemple intermédiaire. Dans une affiche datant probablement de 1906 (« Wintersport in Graubünden », fig. 10), Walther Koch montre un skieur solitaire arrêté au sommet d’une pente et regardant, la main gauche en visière, l’horizon lointain d’une chaîne de montagnes. Grand, installé au centre de l’image, l’homme est vu de derrière. Son dos tout entier se détache sur le bleu du ciel ; avec son bras droit très écarté, appuyé sur le long bâton, et son bras gauche replié à angle droit, il occupe presque entièrement le tiers supérieur de l’image. La vaste plage de neige, posée en aplat au premier plan, ne comporte pas d’ombre ni de relief ; à peine est-elle griffée par les traces légères des skis et du bâton, qui indiquent la pente montante. Dans sa simplicité, le graphisme est très audacieux : les deux grandes flaques de la neige et du ciel, séparées par la chaîne de montagne allongée, construisent l’image comme une surface sur laquelle vient se poser la silhouette du sportif. Les limites des champs colorés sont, comme toutes les lignes, nettes et souples, sinueuses mais précises comme dans une gravure de Vallotton. Le jeu des couleurs est subtil : circonscrit à des gammes douces, apaisantes, il est fondé sur des parentés entre le bleu foncé du pull et le bleu clair du ciel, entre les dégradés de brun des pantalons, des chaussettes, des skis, et le fond pastel de la neige, d’un gris tirant sur le mauve et le rose. Toute l’image dit l’ampleur du paysage et la joie maîtrisée d’un corps libre, conquérant, dans une atmosphère pure, impalpable et sans poids. Elle affirme l’affinité du sportif et de la nature : celui-ci crée le paysage dans ses mouvements comme dans ses pauses, dans une exaltation du regard qui ouvre la profondeur spatiale [7].
Dès le début des années 1920, ayant conquis son autonomie par rapport aux techniques de l’imprimé et de la typographie, l’affiche touristique introduit de nombreuses variations pour mettre en scène ce rapport du corps et du paysage et relayer le désir de pure nature éveillé par le naturisme. Les dispositifs d’encadrement lui en offrent plusieurs, parmi lesquels la fenêtre de vision, constitutive du paysage, est déclinée de manière ingénieuse, mais aussi parfois avec la prime du plaisir esthétique. L’affiche réalisée par Eduard Stiefel en 1927 (« Arosa », fig. 11), réussite du style Art déco, est de celle-là. Elle donne à voir une jeune femme debout dans un wagon de chemin de fer, contemplant par la fenêtre le paysage qui défile devant ses yeux : la vallée en contrebas, les champs jaunes où nichent quelques bâtisses au toit rouge, les forêts de pins sombres, un pont dont l’arche élégante enjambe le précipice et sur lequel va bientôt passer le train [8] ; tout au fond, au-dessus des montagnes, un cumulus se forme dans la chaleur de la fin d’été… Le rouge du chapeau et de la robe fait contraste avec le fond vert des forêts. La vitre baissée laisse pénétrer l’air vif dans le compartiment. Toutes les droites sont penchées dans le sens de la montée, qui est aussi celui de la lecture : les bords de la fenêtre, mais aussi les lettres du toponyme comme une promesse au bout du voyage. Au bonheur d’un rapport heureux avec le paysage, cette image ajoute l’innovation née du mouvement, car le train avance vite pour les habitudes d’alors, il grimpe et tourne, découvrant des vues tantôt vers le bas, vertigineuses, tantôt vers le haut, tantôt vers l’arrière ou vers l’avant. N’entend-on pas le bruit de la crémaillère, le grincement strident des roues sur les rails lorsqu’on freine ou que la voie fait une courbe prononcée ? Aux aventures de la vision s’ajoutent ainsi les sensations provoquées par les bruits du voyage, les accélérations et les ralentissements de la voiture, les odeurs venues par la fenêtre ouverte. Le corps participe à cette conquête de la montagne, confortable et nouvelle en même temps.
Mais le paysage n’est pas toujours mis à distance derrière une fenêtre, tant s’en faut. Hugo Laubi, graphiste polyvalent qui exécuta plusieurs affiches pour Saint-Moritz, dessina au début de sa carrière une affiche pour la commune de Weggis, au bord du lac des Quatre-Cantons, dans un style marqué par l’expressionnisme (« Strandbad Weggis », 1919, fig. 12). Le thème est donné, dans le mince espace sur la gauche, par la plage de sable blond (en allemand Strandbad) avec sa terrasse où joue un orchestre et plus loin la vaste maison des bains. L’essentiel de l’image est occupé par le lac et les baigneurs qui entrent dans l’eau, agitent les bras, font mouvoir une balançoire, prennent le soleil sur un radeau. Au premier plan, une jeune femme (encore une !) assise sur une roche qui émerge, montrée de trois quart face et la tête détournée vers la gauche, représente assez bien la sirène du lac… La posture cambrée, la ligne allongée de la nuque, la courbe intime du ventre sous la jupette mouillée, les cuisses dénudées, le regard qu’on ne voit pas mais qu’on devine, cils baissés, posé sur un jeune homme nageant — autant de signes qui érotisent cette figure, et que ne démentent pas les touches rouges et légères posées sur la peau nue. A l’unisson de ce corps, le paysage n’est pas un décor immobile mais un environnement vivant, mouvant : voyez les ondes qui s’agitent autour des roches et des nageurs, les rayons de la lumière matérialisée, toute l’atmosphère colorée et pénétrante d’un après-midi d’été, dont l’air semble frémir sensuellement. Par ses contenus et sa prolixité, comme par la vivacité et le contraste des couleurs, l’affiche de Laubi célèbre les noces du corps et du paysage dans le tourisme alpin.
Convention et répétition dans les paysages de La Montagne magique
La transformation esthétique, culturelle et stratégique (en termes de marché) de l’affiche, que je viens de décrire, est contemporaine du roman de Thomas Mann, si l’on cumule la chronologie de l’histoire racontée et celle de l’écriture du roman : soit le tournant du siècle pour l’histoire et les années 1912 à 1923 pour la genèse du texte. Cette simultanéité est porteuse de sens et apporte au roman un arrière-plan riche d’implications.
Dans La Montagne magique, le romancier a disposé de nombreuses descriptions de paysage, qui composent une sorte d’anthologie (et aussi de typologie) du paysage alpin au début du XXe siècle [9]. Les objets répertoriés, naturels et humains, y figurent : rochers, torrents, précipices, hauts sommets, pentes enneigées, pâturages, forêts, chemins, maisons… Les points d’observation engendrés par le dispositif convenu de la description paysagère sont exploités : fenêtre de vision, point de vue dominant, contre-plongée, vue panoramique, coulisses latérales. Les rapports spatiaux sont généralement indiqués, entre l’observateur et ses objets comme entre les objets eux-mêmes, les uns et les autres situés dans l’espace construit par la perspective (même s’il arrive que les distances, en montagne précisément, puissent égarer l’œil). Thomas Mann sait aussi utiliser l’opposition entre les paysages qui sont l’objet d’une contemplation immobile et ceux perçus dans le mouvement (le train, la marche, le ski…) [10]. Pour le premier de ces deux types, les paysages plus fréquents sont évidemment les vues depuis le balcon du Berghof, lorsque le personnage principal, Hans Castorp, est couché sur sa chaise de repos pendant les longues heures consacrées à la cure. Ces paysages sont marqués par de nombreuses variations sur le temps qu’il fait : le personnage contemple les changements saisonniers, les modifications de la lumière, le bleu éclatant du ciel d’octobre, les lointains humides derrière un rideau de brume, les brouillards montants, la neige qui envahit tout, les vues nocturnes… Thomas Mann retrouve ici la tradition du paysage météorologique, auquel il donne une ampleur et une densité singulières, en particulier dans le sixième chapitre du roman.
Lorsque Hans Castorp arrive à Davos, à la tombée du jour, en plein été, il est accueilli par son cousin Joachim, qui est atteint de tuberculose et fait dans cette station renommée un séjour de cure prolongé [11]. Depuis la gare de chemin de fer, ils empruntent une voiture qui les mène jusqu’au sanatorium international Berghof, où le jeune homme doit prendre pension pour les trois semaines qu’il compte passer à la montagne. Au moment d’arriver près de la grande maison à l’architecture étonnante, la conversation s’interrompt et Joachim demande :
« Tu regardes le paysage ? »
Hans Castorp promène son regard au loin et répond :
« Grandiose ! » [12]
Se déploie alors la première description du paysage de la vallée, qui sera reprise et variée d’innombrables fois au cours du roman. Mais la nuit tombante rend les repères plus flous, les objets ne sont plus individualisés, les couleurs s’effacent, les lointains disparaissent… La première exclamation de Castorp, qui s’attendait à quelque chose de plus prestigieux, de plus grand, de plus haut, ne parvient pas à cacher une déception qu’il exprimera ensuite :
Non, pour te le dire franchement, je ne trouve pas que ce soit si formidable, dit Hans Castorp. Où sont donc les glaciers et les cimes blanches et les géants de la montagne ? Ces machins ne sont tout de même pas bien hauts, ce me semble (p. 13).
[7] L’impression visuelle de profondeur est évidemment augmentée par la référence au tableau Le promeneur au-dessus des brumes de Caspar David Friedrich (voir la reproduction).
[8] Il s’agit du viaduc de Langwieser, qui fut immédiatement célèbre dans l’histoire du chemin de fer par les innovations techniques qu’il présentait ; l’affiche assure évidemment la promotion de la nouvelle voie ferrée.
[9] Pour une étude plus développée du paysage dans le roman voir Cl. Reichler, « Le paysage entre convention et envoûtement dans le Zauberberg de Thomas Mann », dans Colloquium Helveticum, Cahiers suisses de littérature générale et comparée, No 38/2007, « Images littéraires du paysage », Fribourg, Academic Press, pp. 223-241.
[10] Pour la conception du paysage sur laquelle je m’appuie voir N. Backhaus, Cl. Reichler, M. Stremlow, Paysages des Alpes – De la représentation à l’action, Zürich, vdf 2007.
[11] Sur Davos dans le roman de Thomas Mann voir Th. Sprecher, Davos im Zauberberg. Thomas Manns Roman und sein Schauplatz, Zürich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 1996.
[12] Th. Mann, Der Zauberberg, Berlin, Fischer Verlag, 1924. Je cite l’édition française : La Montagne magique, traduction de Maurice Betz, Paris, Arthème Fayard, 1931 (Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 12).