Un envoûtement par l’image
Usage et critique de l’image dans
le prisme de la Montagne magique

- Claude Reichler
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Fig. 3. Anonyme, Davos Jahres Kurort 1560 m.ü.M., 1901

Fig. 4. V. Rutz, Arosa, 1935

Fig. 5. W. Weiskönig, Arosa Alpines Strandbad, 1933

Fig. 6. L. Benigni, Savoie Brides les Bains, 1926

Fig. 7. H. Laubi, Sommer in St. Moritz, 1929

Fig. 8. C. Pellegrini, Wintersport, 1900

Fig. 9. C. Pellegrini, Adelboden Switzerland, v. 1905

Corps et paysage I

 

      Lorsqu’on examine un certain nombre d’affiches touristiques datant des premières décennies du XXe siècle, une constatation s’impose : la révolution formelle accompagne une mise en évidence du corps plongé dans une activité de loisir en plein air. On dirait même qu’elle a été accomplie pour exalter le corps dans le paysage, et que cela est devenu le principal message de l’affiche, sinon son unique contenu. Ce triomphe des corps reste fidèle aux idées du naturisme, dont la promotion touristique tire parti avec habileté : jeunesse, vigueur et beauté caractérisent les êtres donnés à voir dans l’affiche. La liberté conquise sur les conventions sociales de la Belle  poque, sur les corsets et les jupons des femmes et sur les costumes noirs des messieurs, éclate dans les vêtements légers, adaptés aux activités de plein air, dans la nudité proclamée des baigneuses. Une érotisation peu discrète nimbe la représentation des loisirs de l’été, où le genre sexuel partage les corps dans une exhibition qui rejette, là encore, les conventions du monde bourgeois. Les hommes, qui sont montrés en train de faire du ski en hiver ou d’excursionner à la belle saison, portent des vêtements qui vont peu à peu se différencier pour chaque activité ; le corps masculin est voué dès lors à exprimer la santé, les joies de la dépense physique, l’accord avec les vastes horizons naturels. L’affiche « Davos Jahres-Kurort » (fig. 3) joue sur un registre mixte, à la croisée des deux esthétiques, en mettant en évidence au premier plan et sur le haut de sa surface, un corps d’homme presque glorieux (mais qui paraît excessif et naïf à nos yeux) adonné aux joies du ski, dont la mode est en train de se répandre. La natation et le bain de soleil, quant à eux, sont réservés aux corps lisses, minces et peu vêtus des jeunes femmes.
      Une affiche au moins a fait scandale, la célèbre femme aux seins abondants, visibles sous le soutien-gorge transparent, du jeune graphiste Victor Rutz, devenu par la suite un artiste célèbre sous le nom de Ruzo (« Arosa », 1935 ; fig. 4). D’autres affiches sont plus soucieuses d’esthétisme dans l’exhibition des corps, telle celle que signa le peintre et graphiste allemand Werner Weiskönig pour la même station (« Arosa Alpines Strandbad », 1933, fig. 5) [6]. L’affiche est admirable dans sa composition graphique comme dans son coloris, concentrant sur le corps de la femme, sur la blonde chevelure ondulante, sur le maillot de bain lumineux et jusqu’aux fins lacets de la sandale, la pluie d’or de ce soleil auquel elle s’offre… L’eau du lac et la prairie confondent leurs ondes et leurs couleurs, tandis qu’une montagne ombreuse ferme le tableau, protectrice plutôt que menaçante, comme penchée sur le monde de l’été. La complète solitude de cette jeune femme dans son écrin de nature en fait l’emblème d’une pulsion puissante, quasi mythique, d’une dévotion à la montagne et au soleil au delà du désir sexuel et de son cadre social.
      L’affiche touristique nouvelle construit un cadre de vision : si le corps en constitue le centre, le paysage en organise nécessairement les plans étagés. La perspective, habilitée à montrer les objets selon leur degré de présence et de désirabilité, est utilisée désormais à des fins didactiques. Dans l’affiche « Savoie Brides les Bains » (Begnini, 1926, fig. 6), où l’influence Art déco est patente, deux jeunes femmes mondaines et sportives occupent le premier plan, mais le regard est appelé à pénétrer successivement l’image dans sa profondeur : le golf et ses plaisirs, la station aux bâtiments modernes et confortables, les pentes boisées. La claire lumière et le ciel bleu, presque méditerranéens, occupent l’arrière-plan mais dominent toute la partie supérieure de l’image, dont ils commandent la perception en concurrence avec la hiérarchie imposée par la perspective. Ainsi, en combinant la successivité due à la lecture en profondeur et les aplats structurant la surface, l’affiche parvient à donner une nouvelle complexité au contenu ; ou plus exactement, elle prend en charge la complexité des contenus représentés en ayant recours à des moyens plus élégants et plus efficaces que l’affiche Belle Epoque, des moyens essentiellement plastiques. Elle peut ainsi varier et multiplier les aspects du paysage, de même que les manières de le voir, faisant souvent appel à des références picturales dans un but d’ennoblissement esthétique. La posture du voyageur au-dessus de la mer de nuage, le célèbre tableau de Caspar David Friedrich, est reprise moult fois ; le géométrisme hodlérien est souvent imité ; l’expressionnisme même est appelé pour donner au message commercial un surplus d’émotion, une touche lyrique (« Sommer in St. Moritz », H. Laubi, 1929, fig. 7). L’appropriation culturelle fait partie de la jouissance promise et apporte au corps et au paysage une plus value dont les stations tentent de tirer profit.
      Cette appropriation va au-delà des allusions iconographiques et du réemploi des styles picturaux. On peut aussi apercevoir dans les affiches un nouvel usage de l’idylle, laquelle fait partie des stéréotypes culturels attachés aux Alpes depuis le XVIIIe siècle et les dessins de Salomon Gessner ou les tableaux des petits-maîtres suisses (Aberli, Biedermann, etc.). L’idylle n’est pas tant fondée sur une histoire d’amour campagnard, que sur l’intégration heureuse de l’homme dans la nature, sur le plan de son désir charnel comme sur celui de son immanence au monde ; elle exempte l’homme du péché et du malheur de la séparation. Il n’est pourtant presque jamais question d’indigènes et de paysans dans l’affiche touristique ; ceux-ci se sont évaporés, facilitant la reprise par des acteurs nouveaux, du rêve dont ils étaient l’image. Les corps heureux, vigoureux et aimables des jeunes touristes ont pris la place des bergers et des bergères d’antan ; les occupations pastorales ont été remplacées par le sport et le loisir. Mais, pour les nouveaux acteurs de l’idylle alpestre comme pour les anciens, le temps est immobile, le bonheur et les plaisirs sont offerts sans efforts, l’accord avec la nature est parfait. L’idéal transmis par le recours subreptice aux images anciennes est intégré dans une stratégie de communication conquérante. La modernité a recyclé le mythe à son profit.
      Regardons quelques affiches en prêtant attention à la mise en place de l’innovation graphique en même temps qu’aux représentations de la symbiose entre le corps et le paysage.
      En 1900, le graphiste Carlo Pellegrini dessine une affiche pour les sports d’hiver dans les stations suisses (« Wintersport », fig. 8). Elle présente, sur des plans successifs, à gauche un skieur immobile, et à droite un groupe de jeunes femmes accompagnées d’un homme, assises sur une luge ou debout. Les personnages vêtus avec élégance, dessinés d’une manière statique, stylisée, sont les évidents témoins des plaisirs offerts par les sports d’hiver dans un site d’altitude agréable. A l’arrière-plan, une patinoire où de rares couples évoluent sur la glace, non loin d’un chalet d’alpage débarrassé de ses fonctions agricoles. Le fond de l’image est occupé par un paysage hivernal ensoleillé, avec les pentes douces des prairies et des forêts enneigées, couronnées par un sommet de moyenne montagne. Les couleurs, à dominante de bruns clairs et de blancs légèrement ombrés, sur le fond d’une atmosphère dorée, produisent une sensation apaisante. Destinée à éloigner les craintes de l’hiver en montagne que pourraient manifester les élégantes de Londres ou de Milan, l’image propose un idéal de loisir naturel réservé à une élite sociale, en reprenant, comme on vient de le montrer, le thème de l’idylle alpestre pour l’adapter aux jeunes gens de la bonne société européenne.
      Si cette affiche est en rupture avec le placard touristique Belle Epoque par l’unification de son dispositif, elle maintient pourtant une relative hétérogénéité des plans, des personnages, des fonctions sociales représentées, des liens à la nature, et ne témoigne pas complètement de la révolution que s’apprête à accomplir l’esthétique graphique. Celle-ci apparaît plus clairement dans une autre affiche, dessinée quelques années plus tard (1905 ?) par le même Carlo Pellegrini (« Adelboden Switzerland », fig. 9). Détachée sur le premier plan de l’image, une jeune femme patine avec grâce ; son corps légèrement incliné marque le mouvement tournant qu’elle exécute, l’épaule droite en avant, la jupe ample flottant sur sa gauche. Ce premier plan comporte, outre le personnage, des indications verbales clairement hiérarchisées : le lieu, l’altitude, le commanditaire. Le toponyme brille du même rouge vif que le pull de la jeune femme. Sur le second plan, qui commence à la limite irrégulière de la patinoire, mais qui est aussi bordé d’un contour foncé comme par l’encadrement d’une fenêtre, le paysage hivernal déploie sa blancheur neigeuse coupée seulement de quelques chalets, de quelques arbres, avec, au-dessus de la ligne des sommets, un vaste pan de ciel bleu. Le paysage, traité par grands aplats, se manifeste dans son essence immobile de signe plus que comme un milieu vivant. L’emploi des couleurs est évidemment réfléchi : le rouge, associant la jeune femme et la station, joue des effets psychologiques et culturels de cette couleur, excitation et évocation de bonne santé ; le blanc appelle des idées de pureté ; et le bleu suscite un sentiment apaisant.

 

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[6] Une exposition sur l’architecture moderne à Arosa a été présentée en 2007, comportant une section Affiches ; voir M. Just (hrsg) et alii, Arosa : Die Moderne in den Bergen, Zürich gta Verlag, 2007.