Les récits rejouent les écarts entre Parménide (immobilité des étoiles pour Alexis) et Héraclite (mobilité des flux pour Naja Naja), entre la danse des étoiles et celle du personnage. L’évocation des astres est liée au mouvement de façon récurrente, par exemple dans Les Bergers où la musique des enfants ou du silence est une façon de mouvoir l’espace. La déviation poétique propose une tangente, la rend dans sa beauté et sa présence. Le ciel comme les saisons offre des repères dans le mouvement, les cycles. Chaque saison, le planiciel change, si l’on garde le même repère terrestre. La carte est une ouverture sur le paradoxe de l’immobilité dans le mouvement.
Au sens métaphorique, le rapport au sol, à l’or ou à tout ce qui enferme dans un territoire, un isolement, une possession est ce qui empêche de passer au-dessus, outre. Au contraire le ciel ouvre un espace d’infinitude, qui invite à la lévitation. Impossible cielitoire, le ciel « n’a pas de frontières » [45], la présence d’un ciel étoilé rompt les frontières du corps et du cosmos :
la nuit passe et repasse par mes pores, par mes yeux, car je suis devenu transparent. Au travers de moi, on voit les étoiles (...). La lumière de l’infini me traverse comme une vague qui bat un rivage [46].
L’expérience phénoménologique de la contemplation annule la conscience différenciant intérieur/extérieur. A cette expérience vécue dans L’Inconnu sur la terre succède par contamination des pages de rêverie sur une maison ouverte, une maison qui ne serait « à personne », « seulement au monde ».
J’insiste sur la prégnance du poétique ; lire sollicite l’oreille, les étoiles sollicitent l’œil mais l’œil du personnage n’est pas le nôtre. Naja Naja se tient dans l’entre-deux, entre sol et soleil, suivant le conseil de Dédale, loin d’Icare [47]. L’infini rhizome des étoiles invite à la déprise du pouvoir visuel. Dans le visible-lisible d’une carte c’est l’image d’un savoir qui est interrogé (Alexis et son faux calque), déconstruit (par Naja Naja la baroque), remémoré (dans la légende pour Raga). Rien de linéaire et de vectoriel dans l’œuvre. Il s’agit moins de l’écart entre le référent et la carte (posséder une carte n’est pas posséder le territoire, le référent est in absentia) que de celui entre la carte et l’œil du personnage ou du lecteur. Diverses stratégies sont alors à l’œuvre pour déjouer la fonction calque de la carte, sa planéité (le voyage en profondeur de Naja Naja) ou ses correspondances terre/ciel (transférées en images de fertilité). L’ekphrasis est davantage liée au mythe (au sacré) qu’au visible. L’œil nomade invite à penser la carte qui engendre un espace lisse au sens de Deleuze et Guattari [48], un espace fait de trajets. Ma el Aïn ne désigne-t-il pas en son onomastique l’œil, l’eau et le vide, « un voyage dans le lisse » ?
Poser des repères est autant lié à la question des espaces (maisons, espaces lisses) qu’à celle du temps. Le temps cyclique des calendriers dans la culture amérindienne n’est pas proposé comme modèle à suivre. La carte indique la relativité des repères culturels et le lieu d’une mémoire collective, ce qu’illustre Flammarion. Ce dernier rappelle, en effet, les usages antiques qui font lien entre nomination et navigation, ce qui renforce les métaphores de l’Argo. Cette nomination séculaire fait le lien avec des hommes qui observaient et nommaient les constellations par analogie avec leurs usages quotidiens, qui nous éloigne de la quête mystique, des figures de guide, de père spirituel. Alexis et Tabitan ont un parcours quelque peu similaire qui se fait sur un petit pan de carte (un morceau de carte terrestre pour l’un, céleste pour l’autre). Mais la mythologie est polynésienne pour Tabitan, personnage légendaire, et grecque pour Alexis, personnage romanesque. L’auteur ne fait pas leçon, il ne parle que depuis une expérience personnelle, soit la lecture de Flammarion, soit l’immersion dans la culture maya, celle qui interroge la vanité.
La grande découverte du peuple maya, c’est d’avoir pressenti que ce monde terrestre n’est pas autonome, mais qu’il est une parcelle de l’infini, et que ce temps n’est qu’un passage sur la grande roue du temps.
Le miracle, c’est cette harmonie avec le temps, cet art de penser et de vivre qui unissait l’homme au reste de l’univers. Ce peuple terrien était aussi un peuple céleste [49].
Les cartes terrestres sans cesse remaniées, supports de faux mythes, suivent l’histoire humaine avec ses découvertes, guerres, conquêtes. La résonance d’un ouvrage de référence en astronomie et de la culture maya est telle qu’elle ouvre les sens : celui de la relativité, du déplacement des repères, celui de l’interculturalité dans la nomination des étoiles. De l’intertextualité à l’interculturalité, la rêverie stellaire - dans un lien de l’éthos et de la poésis - déplace le sens et se joue différemment dans les récits. A la relativité de perspective sur le ciel s’accorde mal la vanité des réponses arrêtées, figées. Ce qui gèle le sens, au lieu de l’ouvrir, est contraire à l’humus des souvenirs d’enfance. Ce qui retient dans l’image cartographique est donc la puissance d’évocation d’un imaginaire, d’une Histoire collective et non son orientation et ses repères définitifs. En regardant les cartes célestes, Le Clézio, sans avoir recours à des concepts, sans penser « de haut », propose un rapport au monde, un rapport aux langues. Plus que l’évolution diachronique vers l’interculturalité, plus que la démultiplication des techniques de composition de l’iconotexte, se pose la question d’une épistèmê par la mise en relation, par le déplacement, par les écarts propices au dédoublement, par l’expérience vécue et non par une quelconque systématisation. Le livre du ciel se lit comme une épistémologie : au lecteur de consteller les sens.