Les cartes du ciel à l’œuvre
chez Le Clézio

- Isabelle Roussel-Gillet
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Fig. 1. Voyages de l'autre côté, p. 211 (détail)

Fig. 2. Raga, p. 20 (détail)

Du dard au regard

 

       Dans Voyages de l’autre côté, un planiciel couvre une page de droite (fig. 1), le texte de droite en motive la présence : Naja Naja scrute le ciel noir jusqu’à ce que des milliers d’étoiles saillissent. Le corps en est assailli, volatile, l’œil dilaté. A cette transfiguration du personnage en « gaz libéré », gardant tête et yeux, succède la vision d’une « roue immobile qui flotte dans l’espace » [30]. « Et elle lit ce qui est écrit ». La liste des noms contribue au vertige, à la personnification des étoiles dotées de regard. La carte si posée, si peu flottante est en contrepoint de la transformation d’une écriture surréaliste qui alimente le trouble de la métamorphose corporelle, du voyage sans fin (sur huit pages), au milieu du vide et de l’insaisi. Nommer Ursa Major aux tentacules de poulpe, Dubhe dont la « lumière appuie deux points douloureux sur les rétines » ou Rigel, au milieu de celles dont on connaît mieux les noms, accentue l’étrangeté. La voûte familière, visible, se transforme en un espace étranger, lieu de trous d’air et de dards. Le ciel n’est plus vu du dessous, ni à plat comme dans la carte offerte au lecteur mais du dedans. Décoller de l’interprétation de topos fait se perdre dans des univers où seul le parcours fait expérience. Naja Naja, l’explosante défixée, a le corps agi par le mouvement de l’espace. Elle tombe, entre ces étoiles, les yeux lui sortent par la tête. « Sortis de leurs orbites », comme s’ils dérivaient dans la nuit.
       L’expérience de corps est aussi phénoménologique : les étoiles lui sortent par les yeux ou les yeux sortent par les étoiles. Naja Naja est médusée par Algol et ne peut fuir son attraction qu’en chutant. Les étoiles participent activement de la sollicitation oculaire : le ciel « entre par les yeux grands ouverts ». Ce que porte Alcor dans sa nomination qui signifie épreuve, « parce qu’elle est si petite que seuls ses yeux très perçants peuvent la distinguer » [31]. C’est non par l’imagination, mais par le regard que Raphaël glisse lui aussi dans le ciel [32]. Le mouvement crée un imaginaire et « l’image poétique a son dynamisme propre » écrit Bachelard [33]. Dégagée d’une référence visuelle graphique (la roue) embrayeuse, l’image n’habite plus un espace, elle en est le mouvement. « Ce qui est bien quand on voyage ainsi parmi les étoiles, c’est qu’on n’a pas besoin de comprendre, ni de chercher sa route » [34]. Les changements impromptus de pronom personnel « elle, on, vous » et les personnifications des étoiles brouillent les repères. Le dessin ne livre pas le dessein, pas plus que la carte ne livre une ekphrasis. Les sèmes de vitesse et de lumière attendus se conjuguent à ceux aquatiques : « pluie de rayons », « glisse », « vaisseaux ». Naja Naja est doucement redescendue, devenue un corps étoile. L’inscription des regards « tatoués » fait trace : des « dessins qui ne pourront s’effacer ». La rêverie plastique se poursuit en une rêverie plus « dessinée ». A l’évocation d’une peau non plus sans limites mais support de traces succèdent quelques phrases en espagnol, en une langue autre, encore. Le toucher de la peau ouvre sur un toucher de langue. Comme pour Ourania, le dessin sur la peau ouvre à l’Elmen : institué comme dessinateur du ciel – à la suite d’une conversation sur son tatouage – Raphaël y découvre l’Elmen, une langue nouvelle, par ses premières inscriptions. Un parler étoile.
       Outre la représentation de la roue dans Voyages de l’autre côté, notre corpus se constitue des cartes célestes, reproduite dans Raga ou schématisée en annexe finale d’Ourania. La fonction miroir d’une carte s’exerce à nouveau dans Raga. Eaux du ciel et terre en ciel : les métaphores maritimes sont filées dans une association plus collective qu’individuelle (fig. 2).
       Cette correspondance terre/ciel renvoie aux croyances antiques en un ciel messager, témoin ou miroir. Naja Naja se jette dans le vide, tandis que le personnage masculin Raphaël pense la surface : celle d’un corps peau et du papier. Le mouvement d’une danse cosmique ne prend pas ce personnage au corps par le mouvement. Dans Raga, la carte céleste est à nouveau insérée dans le corps du texte, en son sein. Lors d’une navigation maritime, rappelant la fonction sécure des étoiles, les correspondances se nouent dans des images de maternité ; Tabitan « regarde les étoiles naître au ciel » [35], dans la présence de son bébé Matankabis, dont le nom est celui de l’étoile vue par la mère au moment d’accoucher. Les images aquatiques se mêlent – « l’eau de la galaxie », la pirogue « glisse » et c’est le ciel austral étoilé « qui gire » – font du ciel un reflet de l’océan, ou l’inverse. La correspondance est totale puisque la « dérive de la longue pirogue » est celle de deux constellations – Ruerue et son barreur Ta’urua Nui, son barreur « endormi » – qui accompagnent la pirogue de Tabitan.
       L’auteur fait ainsi bruire les noms « laissés par les légendes », ce n’est qu’en note de bas de page qu’il explique la nomination des étoiles en langue mao’hi en son lien avec les mythes, les dieux et la symbolique. L’utilisation de la langue vernaculaire, outre ses effets d’accentuation poétique, manifeste la dimension interculturelle de la démarche leclézienne. A l’instar de l’ethnoastronomie et de l’ethnoastrologie qui étudient les systèmes de représentation du cosmos et des astres dans les sociétés traditionnelles [36], Le Clézio restitue les symboliques de fertilité (les pléiades signalent le début de la bonne saison) et les identifications des étoiles aux outils du quotidien (pince, houe) ou de la pêche (poissons). L’érudition se fait poésie, s’écrit comme la légende : ainsi l’oiseau Manu (signe avant-coureur d’une terre émergée) est énoncé comme sculpté à la proue tandis que sa correspondance céleste sur la carte est placée en regard du texte.

 

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[30] J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard 1975, pp. 210-219.
[31] J.M.G. Le Clézio, Le Chercheur d’or, Op. cit., p. 49. Cette septième étoile nommée épreuve par les Arabes est à nouveau citée dans Ourania, Op. cit., p. 157.
[32] J.M.G. Le Clézio, Ourania, Op. cit., p. 189.
[33] G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, pp. 25-26.
[34] J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, Op. cit., p. 216.
[35] J.M.G. Le Clézio, Raga, Seuil, 2006, pp. 19-22.
[36] site internet
La note de bas de page (p. 19) de Le Clézio cite le masculin (Tane, Manu) et le féminin (Ta’urua, Vénus).