Comme nous le verrons, la carte leclézienne est fortement associée aux thématiques de la quête, de l’errance ou du nomadisme, tout en assumant des fonctions narratives diverses : ouvrir sur une contemplation, sur un lien paternel, ou sur une nomination de mots magiques à forte charge sémantique. Dans plusieurs textes, à défaut d’une présence matérielle autre qu’un dessin d’étoiles, sa fonction narrative est prégnante.
Dans Le Chercheur d’or, un plan et une carte terrestre sont constitutifs de la quête. Moins une clef de l’itinéraire du personnage qu’un leurre, la carte terrestre léguée par le père n’était en fait que celle du ciel ; Alexis le comprend vers la fin du récit. La carte terrestre – plutôt une carte du trésor – est un guide à se perdre tandis que la carte céleste est pensée dans une logique du miroir [14]. L’or rêvé dans les terres est dans le ciel. Croire que l’origine est dans une certaine lignée devient, dans ce contexte, un leurre. Ce que développe un autre motif du texte : l’arbre du bien et du mal. Le dédoublement de cet arbre familial avec l’arbre chalta contribue à mettre en question la quête même de l’origine. L’on sait que Le Clézio s’est nourri des présocratiques, des phénoménologues mais il a aussi lu Nietzsche : inutile de creuser la terre comme le fait Alexis pris dans un labyrinthe de l’origine. Il apprend peu à peu à regarder plutôt les surfaces de la mer et de la terre.
Loin d’être simplement embrayeuse du récit, la carte suscite, favorise la métamorphose du récit et un certain glissement dans la rêverie, dont Argo est une figure mythique récurrente dans Le Chercheur d’or. La carte est l’objet paradoxal de ce roman dans la maîtrise qu’Alexis veut y voir et le leurre qu’elle révèle. Ce rêve s’origine encore une fois dans l’enfance. Des cartes épinglées au mur du bureau paternel, Alexis préfère celle des constellations, « qu’il [son père] m’a déjà montré pour m’enseigner l’astronomie ». Alexis se souvient de l’initiation par le père et de la carte de l’île Rodrigues « épinglée sur le mur à côté du plan du ciel ». Cette motivation directe de la carte programmatique sursignifie la quête :
je garderai cette impression que tout ce qui est arrivé par la suite, cette aventure, cette quête, étaient dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle, et que j’avais commencé mon voyage à bord du navire Argo [15].
L’absence de carte in presentia dans le cadre de ce récit renforce l’effet du leurre, l’effet fictionnel. Certes demeure un dessin d’étoiles en une page/espace fictionnel ; les étoiles tombent sous la coupe de la rêverie. La quête fait vaciller le sens trop scellé dans la mémoire enfantine et l’admiration du père. Le Clézio fixe moins les repères géographiques qu’il explore l’imaginaire né des cartes.
La fonction narrative de la carte céleste diffère d’un roman à l’autre, s’éloigne du miroir, dont le caractère systématique aurait eu des allures didactiques. Aussi le contexte fictionnel modifie-t-il la fonction de l’iconotexte. Dans La Quarantaine, si les étoiles sont absentes c’est que le ciel est assombri dans tout le récit. Elles n’apparaissent que liées à l’épisode amoureux. Léon écoute Surya :
La nuit est noire, sans lune, remplie d’étoiles (...) Surya m’a montré tous les points brillants du ciel, et, au centre, le beau Shukra, le soldat du roi Rama. Elle m’a montré les Trishanku de la ceinture d’Orion, les Trois Péchés, debout à l’ouest de l’Océan et l’endroit du ciel où, chaque saison des pluies, reparaît Rohini, la mère de Balarama, celle que les marins appellent Aldébaran [16].
Dans l’économie de la narration, le ciel étoilé n’apparaît qu’en l’absence de tempête, comme moment privilégié de la contemplation, du déploiement du sens.
Le titre d’un autre roman Etoile errante invite d’emblée à penser le mouvement, à comprendre comment se croisent Esther et Nejma, étymologiquement « étoile », chacune en leur langue. Astres et langues ne sont pas des véhicules de pouvoir. L’errance sous le signe des étoiles est plus fréquente que celle des guides prophètes (comme la rare figure de Ma el Aïne [17]). Reb Joêl lit le livre des commencements à Esther, la narratrice juive. Elle associe elle aussi les étoiles à l’enfance et au père : « Jamais on ne m’avait parlé des étoiles depuis que mon père me les avait montrées, un soir, l’été de sa mort. (...) Ainsi il m’avait donné mon nom, étoile, petite étoile » [18]. Plus loin Nejma pense : « je me souviens, autrefois, sur la plage, avec mon père, je marchais, et des dessins des étoiles me semblaient familiers » [19]. Aucune carte céleste matérielle n’est possible dans ce livre de l’errance, du vague de la lumière, du balancement des étoiles, de belles étoiles qui indiquent le Sud au moment où le couple Nejma et Saadi pensent « ne plus devoir mourir » [20]. La guerre peut envahir le ciel au point d’en détruire le paysage. Les avions passent et « les Constellations ont traversé lentement le ciel, traçant un demi-cercle dont Nejma et Saadi semblaient le centre » [21]. La naissance de l’enfant d’Esther signale en contrepoint « la force et l’agilité des bergers ». Et dans les yeux de « l’enfant du soleil » brille « la lumière de Jérusalem », cette direction du Sud.
Etiolement et constellations du sens
Dans Désert, les étoiles pointées par le guide tracent « les chemins que doivent parcourir les guides sur la terre », leurs noms étranges sont comme « des commencements d’histoires » [22]. La carte est mémorielle, in absentia, subordonnée à la figure du guide. Sans doute faut-il attendre l’étiolement de la figure du guide pour que la rêverie cède à un effet de réel, en insérant un morceau de ciel, non réductible au plaisir d’une matérialité graphique. Il n’est pas anodin que ce soit précisément Bruno Tristmans [23] qui pense aussi la figure des bergers : la dégradation du paysage céleste serait un des signes de la « fable brisée », dans Les Bergers, que nous lisons comme une fable dédoublée, en miroir.