Fig. 3. Orbis tripartitus, Heinrich Bünting,
Itinerarium sacrae scripturae (détail)
En 1582, paraît à Magdebourg une nouvelle édition de l’Itinerarium sacrae scripturae. Ce traité, rédigé par le pasteur réformé Heinrich Bünting (†1606) originaire de Hanovre, a pour objectif essentiel de recenser tous les itinéraires effectués au cours de leur vie terrestre par les personnages bibliques, notamment les patriarches, les rois, les prophètes, le Christ lui-même et enfin les apôtres. Une grande carte (fig. 3), déployée sur deux folios en vis-à-vis (fol. 4v-5), ouvre le livre, comme pour livrer d’emblée le cadre général des multiples trajectoires détaillées par la suite dans les chapitres du traité. L’image offre ainsi à la vue de celui qui s’aventure dans le texte un « monde-chrétienté » dans toute sa complétude. Ce monde tripartite est complété par des terres décentrées qui n’entrent pas dans le schéma préétabli des trois continents : l’Angleterre apparaît comme une île « hors Europe » située au large de la France ; le Danemark et la Suède, à l’extrême nord de la carte, sont coupés par le cadre supérieur de l’image ; et l’Amérique, découverte depuis presque un siècle, pointe le bout de son nez dans l’angle inférieur gauche de la représentation.
La forme singulière des trois continents, trois feuilles articulées autour d’un cœur vert – Jérusalem –, est explicitée par l’auteur dès le début de son traité :
Afin que la disposition de toute l’étendue des terres puisse être perçue plus facilement, j’ai voulu placer en avant de mon ouvrage une cosmographie universelle en forme de trèfle, sceau de la célèbre ville de Hanovre, ma douce et bien-aimée patrie. La graine ou la semence de ce trèfle est la demeure de l’église, la Judée, avec, au centre, la très sainte ville de Jérusalem. Les trois feuilles étendues vers le levant, le couchant et le midi, représentent les trois parties principales du monde, à savoir l’Europe, l’Asie et l’Afrique [29].
Cette représentation du monde relève d’un double sentiment d’appartenance, local et universel : il s’agit pour Heinrich Bünting de redessiner l’Orbis tripartitus en lui conférant la forme sigillaire de son propre lieu de naissance. Mais c’est finalement la mer (même s’il ne la mentionne pas dans son prologue) qui occupe la majeure partie de la carte. Une masse aquatique ondulée environne un univers entièrement « sec », dépourvu de toutes traces de mers intérieures, de fleuves, de lacs, ou encore de rivières. Quelques monstres marins, tirés des conventions iconographiques antiques, émergent çà et là de ce bleu grisé, comme pour réaffirmer la nature maritime des eaux.
Insérée entre l’Asie et l’Afrique, plus exactement entre l’Arabie et l’Egypte, la mer Rouge (Das Rote Meer) affirme à nouveau sa singularité. Si elle partage avec le reste des flots le même réseau de vaguelettes (et en ce sens, elle fait bien partie de l’entité maritime), elle s’en distingue nettement par sa couleur qui renvoie à son nom. Mais contrairement au phénomène qui s’était produit sur la carte du psautier anglais, la couleur ne se substitue pas ici totalement à la toponymie. Nous assistons plutôt à la superposition de deux codes, le chromatique et le scripturaire, se conjuguant pour mieux déterminer la mer. La mer Rouge apparaît ainsi comme le seul élément cartographique « sur-désigné », nommé en quelque sorte deux fois.
Un autre détail, relatif au mode d’inscription du nom, contribue à créer l’écart. En effet, alors que tous les autres termes de la carte désignant les continents, les pays, les régions, les villes et les mers sont disposés horizontalement et stabilisent ainsi la représentation, l’expression Das Rote Meer prend place dans un cartouche oblique émanant tel un rayon de la Jérusalem centrale. L’orientation de ces mots et leur sens de lecture centrifuge « dynamisent » les flots rouges, en même temps qu’ils donnent à voir le lien symbolique qui unit cette mer éminemment biblique (elle est le lieu traversé par les Hébreux lors de leur libération d’Egypte) à la ville sainte. Etrangement, la mer Rouge donne ici l’impression que Jérusalem est en train de se vider de son sang dans un océan d’eau grise.
Les trois documents cartographiques envisagés jusqu’à présent avaient pour principal objectif d’exposer le vaste univers créé par Dieu puis livré aux hommes comme terrain d’exercice de leur propre salut. Dans cette perspective si peu « géographique », la mer Rouge, lieu essentiel de l’Exode, accédait logiquement à un statut visuel hors du commun. Mais la singularité de cette mer dépasse de loin le contexte des mappae mundi. Elle se manifeste également de façon flagrante sur des cartes qui se veulent descriptives, minutieusement mesurées, utiles aux déplacements humains et surtout dégagées de toute préoccupation missionnaire ou rédemptrice.
En 1482, est éditée à Ulm la Cosmographia de Claude Ptolémée. L’œuvre de ce savant grec du IIe siècle, astronome et mathématicien, passionne alors les intellectuels de la « Renaissance ». Le volume en question, imprimé par Leinhart Holle, contient trente-deux cartes gravées sur bois puis colorées. La carte centrée sur la Libye et l’Ethiopie (fig. 4) laisse apparaître la mer Rouge, bordée à l’Est [30] par l’Arabie Heureuse. Cette nouvelle édition manifeste dans sa forme un souci évident d’harmonisation des conventions cartographiques. D’une part, la plupart des toponymes sont inscrits à l’horizontal, de façon à entrer aisément en correspondance avec le découpage de la terre en parallèles, bien ordonnés dans la marge ; d’autre part, une véritable nomenclature des couleurs est mise en place : le jaune est attribué à toutes les montagnes (pics isolés ou chaînes montagneuses) alors que le bleu foncé désigne tous les éléments aquatiques (mers, océans, lacs et fleuves). Seules les îles se permettent une certaine fantaisie en ponctuant les étendues maritimes de confettis multicolores, verts, jaunes, rouges ou blancs.
Au sein de ce monde mesuré, répertorié en fonction du découpage théorique de la latitude et des bandes climatiques, l’unique zone rouge notable correspond encore une fois à notre mare rubrum. Elle est ici envisagée avec un bras en moins puisque le sinus persicus, lui, est coloré en bleu comme toutes les autres mers [31]. Les flots de la mer Rouge, censés communiquer au Sud avec le vaste « sinus barbaricus », s’arrêtent net au niveau du premier parallèle, à la limite de la section 10 et de la section 4. Cette ligne mathématique immatérielle, séparant l’eau rouge de l’eau bleue, garantit à la mer Rouge son identité en l’empêchant de se fondre dans le reste de la masse aquatique. Le quadrillage de l’univers selon Ptolémée (revisité par les savants du XVe siècle) semble ainsi coïncider parfaitement avec l’imaginaire développé depuis tant de siècles autour de cette mer singulière qui refuse décidément de mêler ses eaux à celles des autres mers.
Les représentations de la mer Rouge sur les cartes médiévales laissent ainsi transparaître une histoire en images de la singularité. De carte en carte, la mer Rouge construit une typicité visuelle irréductible plongeant sa raison d’être dans la couleur. Une couleur qui renvoie à son nom propre, largement glosé et interrogé depuis l’Antiquité pour tenter d’élucider cette étrange étymologie colorielle. Une symbolique du rouge se met alors en place autour de cette mer, la situant entre le sang et la matière picturale, entre l’ardeur du soleil et la couleur des roses. Son identité cartographique relève avant tout de cet imaginaire très dense alors même que sa situation géographique et ses contours fluctuent d’un document à l’autre.
Outre sa couleur qui force le regard, les mots interviennent pour conférer à cette étendue maritime sa spécificité, conjuguant ainsi le lisible et le visible. Il s’agit alors d’écrire directement sur le lieu que l’on veut nommer, et de le remplir de ruber pour le caractériser encore davantage. Le rouge, teinte taxinomique entre toutes, permet également d’établir des échos visuels et sémantiques avec d’autres éléments de la carte, qu’ils soient scripturaires ou iconiques. La mer Rouge apparaît alors comme un espace maritime éminent dans l’économie du salut, entretenant des relations étroites avec le Créateur, le Paradis, et les quatre points cardinaux orientant l’ œkoumène .
Cette singularité chromatique ne disparaît pas avec le Moyen Age. La mer Rouge semble résister à la codification formelle des cartes qui se met en place progressivement à partir du milieu du XVe siècle. Alors que le bleu, parfois le vert, ou bien encore la « non-couleur » du support tendent à s’imposer comme les teintes officielles de la mer, la mer Rouge persiste résolument à se montrer rouge, ce qui renforce encore son impact visuel au sein de documents désormais régis par une nomenclature de plus en plus normée, ou tout au moins en voie de standardisation. A cet égard, la couleur se laisse prendre au mot, comme s’il y avait une certaine réticence à inscrire en toutes lettres « mer rouge » sur une mer bleue.